SOURCE – Guillaume Luyt – L’Homme Nouveau – 7 juillet 2017
À l’occasion du 10èmeanniversaire du motu proprio Summorum Pontificum de Sa Sainteté le pape Benoît XVI, Mgr Guido Pozzo, Secrétaire de la Commission pontificale Ecclesia Dei, a bien voulu nous accorder un entretien exclusif.
Excellence, vous êtes entré à la Congrégation pour la Doctrine de la Foi il y a 30 ans, en 1987 : quel souvenir gardez-vous du cardinal Ratzinger ?
Mgr Guido Pozzo : Dès ma première rencontre avec celui qui était alors Préfet de la Congrégation, la figure du cardinal Ratzinger m’est apparue riche de compétence théologique éminente et de profonde spiritualité sacerdotale. Les années durant lesquelles j’ai eu le privilège de collaborer avec lui à la Doctrine de la Foi continuent de représenter pour moi une école d’authentique discipline intellectuelle et de grande maturation dans la foi et le ministère sacerdotal.
Il y a 10 ans, le cardinal Ratzinger, devenu le pape Benoît XVI, signait le motu proprio Summorum Pontificum libéralisant l’usage du missel de saint Jean XXIII : comment avez-vous accueilli ce document?
Comme un acte de justice qui a pleinement réhabilité l’usus antiquior du rite romain, que personne ne pouvait évidemment abroger mais dont seulement l’exercice pratique pouvait éventuellement être régulé. Cela a en outre été l’occasion de valoriser, au profit de toute l’Église, un trésor plein de richesses spirituelles.
En 2009, lorsque le pape Benoît XVI, en accord avec le cardinal Levada, alors Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, décide de placer la Commission Ecclesia Dei sous l’autorité de ce dicastère, vous y êtes nommé comme Secrétaire : quelle image aviez-vous alors du monde traditionnel?
J’ai toujours pensé, et je le pense encore, que le monde dit “traditionaliste” est un archipel non homogène. Il serait tout à fait inopportun de prétendre en donner une définition précise. Ce qui, en revanche, me semble opportun est de distinguer les fidèles, laïcs et prêtres, légitimement attachés aux traditions liturgiques, disciplinaires et spirituelles antérieures à la réforme conciliaire – et qui ont le droit de pouvoir les suivre – des initiatives et groupes idéologiquement marqués qui se réfèrent et promeuvent des modèles historiques, culturels et politiques d’époques et sociétés désormais révolues. Cette distinction n’est pas toujours facile mais elle est nécessaire pour éviter, justement, l’idéologisation de la notion de Tradition catholique. De la même façon que certains groupes ou certaines orientations théologiques et pastorales tendent à idéologiser le concile Vatican II, le concept et la défense de la Tradition catholique peuvent eux aussi risquer d’être idéologisés.
En 2011, à l’issue de la période de trois ans indiquée par Benoît XVI dans sa lettre du 7 juillet 2007 accompagnant le motu proprio, la Commission Ecclesia Dei a publié l’instruction Universae Ecclesiae qui confirme et précise, dans le détail, les modalités d’application de Summorum Pontificum. Aujourd’hui, près de 10 ans après l’entrée en vigueur du motu proprio, le 14 septembre 2007, quel bilan tirez-vous de l’application du motu proprio ? Quels sont selon vous les succès de cette application et les éventuels obstacles ou résistances qui subsistent?
Le motu proprio Summorum Pontificum ne vise pas à l’uniformité liturgique mais à la réconciliation dans l’Église. À cet effet, il fait cohabiter les deux formes du rite romain, ordinaire et extraordinaire, l’une à côté de l’autre, en en respectant les spécificités, en accord avec l’histoire de la liturgie qui a toujours connu une multiplicité des rites, et même, au sein du rite romain de saint Pie V, de variantes. Sous cet angle, le bilan de cette première décennie est en grande partie positif car, non sans quelque difficulté au début, cette conception a peu à peu gagné de nombreux diocèses et a permis de faire reculer la méfiance réciproque. En France et aux États-Unis notamment, pays qui comptent le plus de célébrations de la forme extraordinaire, le résultat peut être retenu bénéfique et encourageant, notamment grâce à l’élan apostolique des instituts qui sont sous la juridiction de la Commission pontificale Ecclesia Dei.
En France, en particulier, on trouve au moins un lieu célébrant la messe selon l’usus antiquior dans de nombreux diocèses. L’intérêt suscité par l’ancienne liturgie en Extrême-Orient et en Europe de l’Est représente aussi une bonne surprise. En Italie, les résultats ne sont pas ridicules, même si le sud du pays apparaît encore en retard.
Cela ne signifie pas, toutefois, que les problèmes soient tous résolus. Il y a des problèmes pratiques qui se posent comme, par exemple, celui du manque de prêtres idoines disponibles pour célébrer le Vetus Ordo, ce qui ne permet pas à l’ordinaire du lieu d’exaucer toutes les demandes des fidèles. Il y a aussi le problème, dans certains diocèses, du manque de clergé tout court. Il y a aussi des problèmes liés à des préjugés idéologiques voire pastoraux. Certains évêques se plaignent de ce que les groupes stables de fidèles ne soient pas toujours véritablement insérés dans l’action pastorale de l’Église locale. Il y a le risque d’un certain isolement. Toutefois, cet isolement n’est pas le fait de l’usage de la forme extraordinaire mais d’autres facteurs que les Églises locales devraient prendre le temps d’examiner en détail. Il appartient évidemment à l’ordinaire de garantir l’harmonie et d’assurer la participation active des fidèles des groupes stables dans la réalité ecclésiale diocésaine, conformément à la loi universelle de l’Église. Le prêtre chargé par l’évêque de célébrer dans l’usus antiquior devrait jouer un rôle très important pour favoriser une telle harmonie et une telle participation.
Depuis 2009, vous avez eu l’occasion de connaître intimement aussi bien le monde Ecclesia Dei que Summorum Pontificum : vous avez notamment effectué de nombreuses visites dans les séminaires des instituts traditionnels, dans les abbayes ayant conservé ou renoué avec l’usus antiquior et dans les diocèses ouverts au motu proprio comme celui de Toulon. Qu’avez-vous appris lors de ces visites?
Je dois reconnaître que j’ai été très édifié par mes visites dans les séminaires et les monastères des instituts Ecclesia Dei. La vie spirituelle et la formation au sacerdoce sont solides et cohérentes avec la grande Tradition de l’Église. Le signe de leur vitalité et de leur jeunesse réside dans l’augmentation continue de leurs vocations au sacerdoce et à la vie consacrée, masculine comme féminine. Les difficultés du début, après la pleine reconnaissance canonique de ces instituts par l’Église en 1988, sont aujourd’hui tout à fait dépassées. Il convient d’insister sur la nécessité pour les instituts qui dépendent de nous de s’ouvrir aux réalités des Églises particulières afin d’éviter tout enfermement dans un ghetto ou un milieu qui se suffirait à lui-même, tout comme il est nécessaire que le clergé local se montre ouvert et respectueux de la spiritualité et des formes d’apostolat spécifiques aux instituts Ecclesia Dei.
À titre personnel, dans votre vie de prêtre, quelle place occupe aujourd’hui la forme extraordinaire du rite romain ? Qu’apporte-t-elle au théologien que vous êtes?
Comme prêtre, la célébration de la forme extraordinaire m’a fait apprécier un trésor précieux qui ne s’oppose en aucun cas au Novus Ordo mais souligne et met en évidence des valeurs et des aspects de la liturgie qui doivent être au premier plan. Non pas que ces aspects soient absents du Novus Ordo – quand il est célébré selon les rubriques et conformément à la doctrine – mais ils sont plus évidents et plus perceptibles dans le Vetus Ordo. Je pense à la dimension sacrificielle de la messe, représentée dès la prière de l’Offertoire ; à la sacralité du rite qui permet d’appréhender avec force le Mystère de Dieu et de la foi chrétienne ; à la dimension contemplative et adorante envers la Divine Majesté ; au silence comme expression et condition d’une participation intérieure au sacrifice de la Sainte Messe. Je dois dire que la célébration de la messe selon le Vetus Ordo favorise en moi une plus grande révérence dans la célébration du Novus Ordo en me faisant mieux reconnaître la profondeur théologique qu’il recèle aussi.
Vous êtes en première ligne pour la réconciliation entre la Fraternité Saint-Pie X et Rome pour laquelle de nombreux catholiques prient. Certains, toutefois, craignent que les instituts Ecclesia Dei et les paroisses Summorum Pontificum ne soient menacées à terme car certaines voix, hostiles à la forme extraordinaire, se sont élevées pour se féliciter d’une telle évolution qui permettrait de «circonscrire et de contrôler» l’usage de l’usus antiquior (Andrea Grillo, entretien à Rai News, 19 mai 2017) : que pouvez-vous dire à ce sujet?
Je n’ai pas l’habitude de commenter les opinions de personnages qui ne représentent qu’eux-mêmes. Ce qu’il faut faire, c’est corriger l’idée répandue dans une partie de l’opinion publique par certains soi-disant « experts » liturgiques (d’orientation clairement néomoderniste) qui voudrait que le motu proprio ait été une concession aux traditionalistes et, en particulier, un moyen de se rapprocher de la Fraternité Saint-Pie X et de résoudre la fracture avec elle. Selon cette vision, le motu proprio n’aurait d’autre finalité.
Bien entendu, on ne peut nier qu’une telle raison n’ait été considérée par le pape Benoît XVI car aucun catholique ne peut se réjouir d’une déchirure au sein de l’Église. Toutefois, il serait totalement réducteur et insuffisant de s’en tenir à ce genre de motivation. Dans la Lettre aux évêques accompagnant le motu proprio, Benoît XVI a rappelé que le concile Vatican II n’a pas abrogé les anciens livres liturgiques mais a voulu les réviser, sans prétendre rompre ou effacer la tradition précédente.
Le motu proprio ne tend donc pas à une quelconque uniformité liturgique mais à une vraie réconciliation dans l’Église, en faisant cohabiter les deux formes du rite romain et en respectant les spécificités. Comme le souligne l’instruction Universæ Ecclesiæ, avec Summorum Pontificumle Saint-Père a promulgué une loi universelle de l’Église, donnant une réglementation plus précise pour la célébration des sacrements dans le Vetus Ordo et établissant que les textes du missel romain du bienheureux Paul VI et ceux remontant à la dernière édition parue sous saint Jean XXIII, constituent deux formes de la liturgie romaine, respectivement appelées ordinaire et extraordinaire. Il s’agit de deux usages de l’unique rite romain qui vivent côte à côte : l’ordinaire comme usage commun et habituel, l’extraordinaire comme usage spécial (mais en aucun cas exceptionnel ou rare) qui, par sa vénérable et ancienne tradition, doit être regardé avec tout le respect qu’il mérite. Mon souhait est que, grâce à la diffusion de la forme extraordinaire du rite romain, la liturgie devienne toujours plus le cœur de la vie de foi et de charité de la communauté chrétienne parce que, comme l’a rappelé le pape Benoît XVI, c’est à travers la liturgie que se joue le destin de la foi et de l’Église…