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« On nous a changé la religion »: Le grand effondrement de 1965

publié dans nouvelles de chrétienté, regards sur le monde le 24 février 2018


La Lettre de Paix liturgique

 

lettre 632 du 20 Février 2018

 

 

 

« On nous a changé la religion ! » : le grand effondrement de 1965

 

Réflexions à propos de la parution du livre Comment notre monde a cessé d’être chrétien, Anatomie d’un grand effondrement (Seuil, février 2018), un livre de Guillaume Cuchet. 

Ce livre-diagnostic, [www.seuil.com/ouvrage/comment-notre-monde-a-cesse-d-etre-chretien-guillaume-cuchet/9782021021295]qui vient à peine de sortir, fera date. L’auteur, professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-Est Créteil, entend préciser à quel moment et pour quelles raisons a commencé, en France, le recul spectaculaire du catholicisme.

Pour lui – et c’est sous cet aspect qu’il intéresse particulièrement Paix Liturgique – le catholicisme d’une population se mesure extérieurement, qu’on le veuille ou non, par sa pratique dominicale régulière, qui manifeste et entretient, avec bien entendu des variantes et des nuances, un attachement à l’Église et à son corpus doctrinal. À défaut de cette pratique, une culture chrétienne peut persister un certain temps (ainsi Emmanuel Todd, dans Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse, Seuil, 2015, a montré que les anciennes provinces françaises catholiques avaient plus fortement manifesté contre l’Islam radical), mais par la force des choses cette culture catholique elle-même va disparaissant.

C’est entre 1965 et 1966, que la pratique dominicale a décroché, c’est-à-dire à la fin du concile Vatican II, alors que la réforme liturgique avait commencé. Guillaume Cuchet combat l’idée reçue qui veut que Mai 68 et l’encyclique Humanæ Vitæ de Paul VI condamnant la contraception, publiée en juillet 68, aient été les déclencheurs de ce décrochement. Ils l’ont accentué, mais il a eu lieu avant, en 1965.


> Ouverture du concile Vatican II par saint Jean XXIII.

Cet effondrement a été d’autant plus spectaculaire que les enquêtes sociologiques précédentes, jusqu’en 1962, étaient plutôt optimistes. Lancées après la guerre, de manière très systématique, dans les diocèses et les paroisses, par le célèbre chanoine Boulard, sur un projet initial du sociologue Gabriel Le Bras, elles avaient abouti, à partir de 1947, à l’édition successives de cartes (les « cartes Boulard »), qui distinguaient les paroisses chrétiennes (Ouest, Pays Basque, sud, sud-est du Massif Central, cantons du Nord, Alsace), et les « pays de mission », où la pratique tombait à 40% et moins. Elles montraient que la période d’après-guerre a correspondu à une embellie pour le catholicisme français. Ce mieux se plaçait dans une série de flux et de reflux que Gérard Cholvy et Yves-Marie Hilaire ont mis en évidence dans leurHistoire religieuse de la France contemporaine (Privat, 1988) : hautes eaux vers 1760 ; reflux considérable avec la Révolution jusque vers 1830 ; remontée très notable jusqu’à l’installation de la Troisième République ; déclin à l’époque des lois anticléricales, qui cesse vers 1910 ; nouvelle remontée, enfin, qui culminera en 1960. Hauts et bas, cependant, sur une longue courbe constamment descendante depuis la Révolution, montrant une laïcisation progressive de la société. Une embellie donc, après la guerre, où on recueillait les fruits d’un réseau dense d’œuvres catholiques, d’un moindre anticléricalisme, d’une immigration italienne et polonaise pratiquante, d’un investissement considérable du clergé dans les patronages, écoles, œuvres de jeunesse. La transmission catholique était assurée : les jeunes devenant adultes pratiquaient dans la même proportion que leurs parents et même légèrement mieux. Et puis, patatras !

En mars 1975, entre bien d’autres études et sondages, une enquête révélait une chute de 47% de la pratique dans le diocèse de Paris depuis 1954. En 1974, à Lille, on constatait qu’un tiers des pratiquants avait disparu depuis les dernières années. Des analyses plus fines permettant de dater la chute de 1965-1966, plutôt en 1965.

De travaux en travaux, toutes les instances ecclésiastiques devaient convenir, tout en cherchant d’abord à minimiser, qu’un incroyable décrochement s’était produit. Qui plus est, il affectait tout particulièrement les jeunes de familles pratiquantes du baby-boom. Autrement dit, la génération de catholiques qui arrivait à 20 ans en1965, pour la première fois dans l’histoire, n’a pas bénéficié de la transmission de l’héritage catholique. Et bien entendu, ce fait colossal va désormais se démultiplier.

En définitive, d’une pratique dominicale, juste avant le Concile, en moyenne, de 25% des Français (avec 80% des enfants faisant leur communion solennelle, c’est-à-dire pratiquant et étant catéchisés jusqu’à l’âge de 12 ans), on est passé aujourd’hui, si on considère les vrais chiffres, ceux de la pratique tous les dimanches et non pas une fois par mois, à moins de 2% de pratiquants (très exactement : 1,8%, enquête Ipsos pourLa Croix, 12 janvier 2017), les femmes pratiquant désormais aussi peu que les hommes. Et cet arasement est général : toutes les provinces, les villes comme les campagnes sont désormais à égalité, à ceci près que la société française s’est considérablement urbanisée et que les assemblée dominicales des villes sont de ce fait numériquement plus importantes que celles des chefs-lieux de cantons où est encore célébrée la messe le dimanche.

Vatican II, « événement déclencheur »

Précisons que Guillaume Cuchet voudrait exonérer le Concile comme tel des causes du phénomène. Il le considère cependant comme « événement déclencheur » de l’effondrement : « On ne voit pas en effet quel autre événement contemporain aurait pu engendrer une telle réaction. La chronologie montre que ce n’est pas seulement la manière dont le concile a été appliqué après sa clôture qui a provoqué la rupture. Par sa seule existence, dans la mesure où il rendait soudainement envisageable la réforme des anciennes normes, le concile a suffi à les ébranler, d’autant que la réforme liturgique, qui concernait la partie la plus visible de la religion pour le plus grand nombre, a commencé à s’appliquer dès 1964. » (p. 130)

Dans le Concile, cependant, il incrimine le texte fameux sur la liberté religieuse,Dignitatis Humanæ, qui concernait en définitive les rapports de l’Église et des États chrétiens, mais qui a été entendu, non sans raison, comme une consécration de la liberté de la conscience de chaque catholique. D’où le développement d’une « religion à la carte », où chacun module en quelque sorte son propre Credo.

Les normes gênantes sont désormais passées sous silence dans l’enseignement, la principale en l’espèce étant l’obligation faite par le commandement de l’Église d’assister à la messe le dimanche, sous peine de péché grave. C’est le clergé lui-même qui a « désinstallé » les règles qu’il avait tant œuvré à faire respecter depuis le Concile de Trente. Du coup, le milieu pratiquant, qui se « reproduisait » en transmettant de génération en génération ce catalyseur de l’être catholique (voir saint Justin, au IIe siècle, expliquant que le chrétiens se distinguent en pratiquant leur culte le jour de la semaine où le Seigneur est ressuscité), a cessé de transmettre cette pratique fondamentale et tout ce qui allait avec.

S’agit-il toujours de la même religion ? 

En 1952, 51% des adultes baptisés déclaraient se confesser une fois par an. En 1974, ils sont 29%, presque la moitié en moins. Quant au groupe des pénitents fréquents (une fois par mois), il s’est évaporé entre 1952 et 1974. Le décrochage, ici aussi, a eu lieu à la fin du Concile.

Ceci s’est conjugué avec un silence sur les fins dernières : « Le clergé a cessé assez brutalement de parler de tous ces sujets délicats, comme s’il avait arrêté d’y croire lui-même, en même temps que triomphait dans le discours une nouvelle vision de Dieu, de type plus ou moins rousseauiste : le « Dieu Amour » (et non plus seulement « d’amour ») des années 1960-1970 » (p. 216). On a assisté à une entreprise de démythologisation de l’ancien catéchisme, « dont le jugement, l’enfer, le péché mortel, Satan ont plus ou moins fait les frais » (p. 265). Et cela au moment où le Concile s’achevait (cf. Yves Lambert, dans Dieu change en Bretagne, Cerf, 1985).

Bien entendu, pour s’être effondré si rapidement, et avec si peu de résistance, il fallait bien que cet ensemble catholique ait été miné de l’intérieur depuis longtemps. La nouvelle ligne doctrinale sur l’œcuménisme et les relations avec les religions non-chrétiennes ont alors fait sauter l’édifice : « Vatican II a été, de ce point de vue, le théâtre d’une sorte de nuit du 4 août dans l’au-delà qui a mis fin aux privilèges des catholiques quant au salut. Désormais, l’Église ne se concevrait plus que comme l’instrument du salut pour tous, sans discrimination ni privilège, même si les fidèles qu’on avait formés jusque-là dans une tout autre théologie risquaient de s’en trouver un peu déstabilisés et de s’interroger, dans ces conditions, sur les bénéfices réels de l’affiliation. » (p. 257)

Au total, la fracture au sein de la prédication catholique est « si manifeste qu’un observateur extérieur pourrait légitimement se demander si, par-delà la continuité d’un nom et de l’appareil théorique des dogmes, il s’agit bien toujours de la même religion » (p. 266).

La rupture liturgique 

Même s’il y insiste peu, ne voulant pas vraiment mettre en cause les textes de Vatican II et sa réforme liturgique, Guillaume Cuchet, indique à plusieurs reprises que le moment du grand décrochement est lié aux bouleversements cultuels : « La réforme liturgique, qui concernait la partie la plus visible de la religion pour le plus grand nombre, a commencé à s’appliquer dès 1964 » (p. 130). La crise de la communion solennelle a été une sorte de révélateur : les éléments réformateurs du clergé avaient tendance à critiquer un rite « formel, hypocrite, « sociologique », sans véritable valeur spirituelle ». Rares ont été ceux qui, comme le P. Serge Bonnet, dominicain, défendaient la qualité spirituelle de la religion populaire, dont la communion solennelle était devenue un élément important (*).

« Dans le domaine de la piété, écrit l’auteur p. 134, des aspects de la réforme liturgique qui pouvaient paraître secondaires, mais qui ne l’étaient pas du tout sur le plan psychologique et anthropologique, comme l’abandon du latin, le tutoiement de Dieu, la communion dans la main, la relativisation des anciennes obligations ont joué un rôle important. » Au total, c’est un monde qui a disparu presque d’un coup. Sonnés par des modifications à jet continu dans la messe dominicale, désarçonnés par l’abandon de la soutane par le clergé, dont une partie va même abandonner le sacerdoce, dégoûtés par une prédication politique socialisante, les paroissiens ne s’y retrouvaient plus et quittaient leur vieille maison familiale sur la pointe de pieds.

LES RÉFLEXIONS DE PAIX LITURGIQUE

1 – Guillaume Cuchet est tout le contraire d’un anti-conciliaire, ce qui rend son propos d’autant plus percutant. On peut tout de même ajouter à ce qu’il dit, que le concile Vatican II a globalement représenté une transaction de l’Église avec le libéralisme qu’elle avait théoriquement condamné jusque-là avec la dernière énergie. De même la traduction liturgique du Concile qu’a été tout naturellement la réforme liturgique équivaut aussi à un passage, jusqu’à un certain point, au libéralisme moderne : effacement des doctrines qui fâchent (messe-sacrifice, sacerdoce hiérarchique, etc.) et relativisation de toute règle, rubrique, obligation. Du coup, Mai 68 aura un effet encore plus dévastateur dans l’Église : toutes les défenses avaient déjà craqué, c’est ainsi qu’il apparut à beaucoup que la réforme liturgique fut en réalité, plus qu’un simple réforme liturgique, la canonisation d’un changement de la Foi.

2 – 1965, moment du grand décrochement : il est certain que, du point de vue liturgique, l’avalanche de réformes qui a précédé le missel nouveau à partir de 1964 (date du démarrage de la réforme), a été dévastatrice. De 1964 et de la messe face-au-peuple avec de nombreuses parties en langue vernaculaire à 1974 (nouveau rituel du sacrement de pénitence), en dix ans, les suppressions ont succédé aux allégements, les abandons aux simplifications, ce qui a donné aux catholiques l’impression de changements qui ne cesseraient plus. On avait l’impression que de haut en bas les ecclésiastiques avaient à cœur de bousculer les habitudes de leurs ouailles : ils devaient entrer dans une autre époque, et c’était le signe que la liturgie nouvelle donnait.

3 – Comment en sortir n’est pas le sujet de Guillaume Cuchet, qui se livre seulement à une « anatomie » de l’effondrement. Une étude aussi aiguë du catholicisme d’aujourd’hui, avec ses forces nouvelles au sein d’une grande faiblesse, serait particulièrement intéressante et importante à mener. L’auteur dit au passage, à juste titre, que contrairement à ce que pense Emmanuel Todd, le catholicisme n’est pas aujourd’hui dans une « phase terminale ». Par ailleurs la rupture est encore fraîche pour un certain nombre de pratiquants. Dans Ces fidèles qui ne pratiquement pas assez… Quelle place dans l’Église (Lessius, 2017), Valérie Le Chevalier voudrait que les catholiques pratiquants « sortent » pour aller à la rencontre des catholiques non pratiquants. Elle aurait raison si c’était dans le but de les inviter à « rentrer », ce qui n’est pas son propos. Mais c’est assurément encore possible pour beaucoup d’entre eux. Il faudrait préalablement accepter de faire un sérieux examen de conscience sur les erreurs passées. En outre, on pourrait prendre en compte les « signes des temps », que sont aujourd’hui l’attrait des formes liturgiques traditionnelles pour les jeunes, comme aussi l’attrait des filières traditionnelles pour les vocations. Ou encore, ces masses de chrétiens jeunes et même très jeunes qui se manifestent, y compris dans la rue, mais qui sont un troupeau sans pasteurs, qui ne demande qu’à être guidés par des pasteurs. Des pasteurs et non plus des démissionnaires.

4 – On n’insistera d’ailleurs jamais assez sur le fait que le « pastoral » est la grande marque de l’ère conciliaire, où le dogme a cédé la place à une doctrine souple. Qu’est-ce à dire, sinon que l’autorité s’est diluée d’elle-même ? Et cela est vrai pour l’ensemble de la discipline et du culte : plus d’obligations infrangibles, mais des invitations, des sollicitations dans un grand climat de liberté. En liturgie, rien n’est plus vraiment obligatoire, et des choix comme à l’infini permettent à chaque prêtre d’organiser sa célébration et de faire passer les messages qu’il veut. Tout cela participe de la grande crise d’autorité, ou de « paternité » par laquelle la modernité a basculé dans l’ultra-modernité. La grande conséquence est que le principe de la transmission par l’éducation ne fonctionne plus. On savait tout cela, mais ce que Guillaume Cuchet souligne est que cette rupture phénoménale a eu lieu dans l’Église avant d’avoir eu lieu dans la société. On s’est souvent gaussé des hommes d’Église, qui couraient derrière le monde moderne mais avaient toujours un train de retard. Eh bien c’est faux ! La révolution doctrinale et liturgique du Concile a précédé la révolution de Mai 68. Et ce fut un suicide.

(*) À hue et à dia : les avatars du cléricalisme sous la Ve république, Cerf, 1974.

 

 

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