100ème Anniversaire de la mort de saint Pie X
publié dans regards sur le monde le 24 septembre 2014
le professeur de Mattei écrit dans « Correspondance européenne » n° 290:
vrai et faux visage de saint Pie X
Cent ans après sa mort, la figure de saint Pie X se lève, douloureuse et majestueuse, dans le firmament de l’Eglise. La tristesse qui voile le regard du Pape Sarto sur les dernières photographies ne laisse pas seulement entrevoir les conséquences catastrophiques de la guerre mondiale, qui a éclaté trois semaines avant sa mort.
Ce que son âme semble présager est une tragédie à la portée plus grande encore que celle des guerres et des révolutions du vingtième siècle : l’apostasie des nations et des hommes d’Eglise eux-mêmes, dans le siècle qui allait venir.
L’ennemi principal que saint Pie X dut affronter avait un nom, par lequel le Pontife lui-même le désigna : le modernisme. La lutte implacable contre le modernisme marqua à jamais son pontificat et constitue un élément de fond de sa sainteté. « La lucidité et la fermeté avec laquelle Pie X mena la lutte victorieuse contre les erreurs du modernisme – affirma Pie XII dans le discours de canonisation du Pape Sarto – attestent à quel degré héroïque la vertu de foi brûlait dans son coeur de saint (…) ».
Au modernisme, qui se voulait « une apostasie universelle de la foi et de la discipline de l’Eglise », saint Pie X opposait une réforme authentique qui avait pour élément essentiel la sauvegarde et la transmission de la vérité catholique. L’encyclique Pascendi(1907),par laquelle il fustigea les erreurs du modernisme, est le document théologique et philosophique le plus important produit par l’Eglise catholique au XXème siècle.
Mais saint Pie X ne se contenta pas de combattre le mal dans les idées, comme si elles étaient désincarnées de l’histoire. Il voulut toucher ceux qui étaient à l’origine des erreurs, en procédant à des censures ecclésiastiques, en veillant sur les séminaires et les universités pontificales, en imposant à tous les prêtres le serment anti-moderniste.
Cette cohérence entre la doctrine et les actes pontificaux suscita de violentes attaques de la part des milieux crypto-modernistes. Quand Pie XII prononça sa béatification (1951) et sa canonisation (1954), le pape Sarto fut dépeint par ses opposants comme étant resté à l’écart des mouvements novateurs de son époque, coupable d’avoir réprimé le modernisme avec des méthodes brutales et policières.
Pie XII chargea Mgr Ferdinando Antonelli, futur cardinal, de la rédaction d’une Disquisitio historique destinée à démonter les accusations portées contre son prédécesseur sur la base de témoignages et de documents. Mais aujourd’hui ces accusations ressurgissent jusque dans la “célébration” que l’“Osservatore Romano” a dédié à saint Pie X, sous la plume de Carlo Fantappié, précisément le 20 août, anniversaire de sa mort.
Le professeur Fantappié, en recensant sur le quotidien du Saint-Siège l’ouvrage de Gianpaolo Romanatointitulé Pio X. Alle origini del cattolicesimo contemporaneo (Lindau, Torino 2014), dans la préoccupation de prendre ses distances par rapport aux « instrumentalisations des lefebvristes », comme il l’écrit de façon malheureuse, en usant d’un terme dépourvu de toute signification théologique, en arrive à s’identifier aux positions des historiens modernistes.
Il attribue en effet à Pie X, « une conception autocratique du gouvernement de l’Eglise », allié à « une attitude à tendance défensive à l’égard de l’establishment et méfiante vis à vis de ses propres collaborateurs, dont il n’était pas rare qu’il douta de la fidélité et de l’obéissance ». Cela « permet de comprendre aussi comment le Pape a pu verser dans des pratiques de dissimulation ou faire preuve d’une suspicion et d’une dureté particulière à l’égard de certains cardinaux, évêques et clercs. Sur la base des enquêtes récentes sur les documents du Vatican, Romanato écarte de façon définitive ces hypothèses apologétiques qui cherchaient à attribuer la responsabilité des mesures policières à ses étroits collaborateurs plutôt qu’au Pape lui-même ».
On retrouve les mêmes critiques reproposées il y a quelques années dans un article consacré à Pio X flagello dei modernisti (Pie X, fléau des modernistes) par Alberto Melloni, pour qui « les documents nous permettent de décrire l’esprit dans lequel Pie X a pris part de façon consciente et active à la violence institutionnelle mise en œuvre par les anti-modernistes ».
Le problème de fond ne serait pas tant« la méthode avec laquelle le modernisme fut réfuté, mais plutôt l’opportunité et la validité de sa condamnation ». La vision de saint Pie X était “dépassée”‘ par l’histoire, parce qu’il ne comprit pas les développements de la théologie et de l’ecclésiologie du vingtième siècle.
Dans le fond sa figure a le rôle dialectique d’une antithèse par rapport à la thèse de la “modernité théologique”. C’est pourquoi Fantappié en conclut que le rôle de Pie X aurait été celui de « faire passer le catholicisme des structures et de la mentalité de la Restauration à la modernité institutionnelle, juridique et pastorale ».
Pour tenter de sortir de cette confusion, nous pouvons avoir recours à un autre ouvrage, celui de Cristina Siccardi, qui vient d’être publié aux éditions San Paolo, sous le titre San Pio X. Vita del Papa che ha ordinato e riformato la Chiesa, avec une précieuse préface de son Eminence le cardinal Raymond Burke, préfet du Tribunal Suprême de la Signature Apostolique.
Le cardinal rappelle comment dès sa première Lettre encyclique E supremi apostolatus du 4 octobre 1903, saint Pie X annonçait le programme de son pontificat qui faisait face dans le monde à une situation de confusion et d’erreurs sur la foi, et dans l’Eglise, de perte de la foi chez nombre de ses membres. A cette apostasie il opposait les paroles de saint Paul : Instaurare omnia in Christo, tout restaurer dans le Christ. «Instaurare omnia in Christo – écrit le cardinal Burke – est véritablement la somme du pontificat de saint Pie X, tout entier investi dans la rechristianisation de la société attaquée par le relativisme libéral, qui foulait aux pieds les droits de Dieu au nom d’une “science” détachée de tout lien avec le Créateur »(p. 9).
C’est dans cette perspective que se situe l’œuvre réformatrice de saint Pie X, qui est avant tout une œuvre catéchétique, parce qu’il avait compris qu’aux erreurs insidieuses il convenait d’opposer une connaissance toujours plus profonde de la foi, enseignée aux plus simples, à commencer par les enfants. Vers la fin de l’année 1912, son désir se réalisa avec la publication du Catéchisme qui prit son nom, destiné à l’origine au Diocèse de Rome, mais diffusé par la suite dans tous les diocèses d’Italie et du monde.
L’œuvre gigantesque de réforme et de restauration de saint Pie X se déploya dans l’incompréhension des milieux ecclésiastiques eux-mêmes. « Saint Pie X – écrit Cristina Siccardi – ne rechercha pas l’approbation de la Curie romaine, des prêtres, des évêques, des cardinaux, des fidèles et surtout il ne chercha pas à avoir l’approbation du monde, mais toujours et seulement celle de Dieu, même au détriment de sa propre image publique, et, en agissant ainsi, il est incontestable qu’il se fit de nombreux ennemis de son vivant et plus encore après sa mort »(p. 25).
Aujourd’hui on peut dire que les pires ennemis ne sont pas ceux qui l’attaquent frontalement, mais ceux qui cherchent à vider son œuvre de son sens, en en faisant un précurseur des réformes conciliaires et postconciliaires.
Le quotidien “La Tribuna di Treviso”, nous informe qu’à l’occasion du centenaire de la mort de saint Pie X, le diocèse de Trévise a « ouvert les portes aux divorcés et aux couples unis de fait » en les invitant dans cinq églises, parmi lesquelles l’église de Riese, pays natal du Pape Giuseppe Sarto, à venir prier pour la bonne réussite du Synode d’Octobre sur la famille, dont le cardinal Kasper a dicté la ligne directrice dans son discours au Consistoire du 20 février. Faire de saint Pie X le précurseur du cardinal Kasper est une offense ouverte, face à laquelle la définition méprisante de « fléau des modernistes », devient un compliment. (Roberto de Mattei)
Anne Bernet, dans le même numéro, raconte la vie de saint Pie X:
Saint Pie X, sa vie et son œuvre
Le 20 août 1914, comme se livrait en Lorraine la première grande bataille de la guerre commençante, Pie X s’éteignait à Rome, tué moins par une maladie pulmonaire que par la douleur de n’avoir pu empêcher l’embrasement, qu’il prévoyait tragique, de l’Europe chrétienne.
Aujourd’hui souvent détesté en raison de sa condamnation du modernisme, décision qu’une certaine postérité juge réactionnaire et contraire aux intérêts de l’Église, Pie X passa pourtant, en son temps, pour un pontife ami du progrès.
Rien ne prédisposait, à vues humaines, Giuseppe Sarto, né à Riese en Vénétie le 2 juin 1835, à monter un jour sur le trône de Saint Pierre. Fils du facteur et sacristain du village et d’une couturière, Margharita Sanson, il entend, au lendemain de sa confirmation, l’appel de Dieu.
Entré au séminaire de Padoue, il est ordonné prêtre le 28 septembre 1858 à Castelfranco. Seul le courage de sa mère qui, restée veuve, a refusé de le voir abandonner ses études pour revenir l’aider, a permis à cette vocation d’aller à son terme.
Pendant les dix-sept années suivantes, vicaire, puis curé de campagne dans le diocèse de Trévise, Don Sarto se consacre passionnément à ses devoirs pastoraux. Sa nomination de chancelier du diocèse, en 1875, qui l’arrache à son apostolat, est pour lui un crève-cœur. Tout comme l’ascension qui commence alors : recteur du séminaire, chanoine de la cathédrale, il est, en 1884, nommé évêque de Mantoue par Léon XIII, devient patriarche de Venise en 1893.
Dans les deux cas, ces nominations sont vivement combattues par le pouvoir laïc : Don Sarto n’a jamais caché son opposition à certaines idées révolutionnaires, spécialement à la franc-maçonnerie. À Mantoue comme à Venise, sa reprise en main de la presse catholique eut un impact politique incontestable, alors même que le prélat affirmait « ne pas faire de politique ».
Très apprécié de Léon XIII, populaire pour ses combats et ses réussites, Mgr Sarto, cependant, lorsqu’il part pour le conclave, fin juillet 1903, est bien éloigné de faire figure de favori parmi les « papabili ». L’on estime que tous les suffrages se porteront sur Mgr Rampolla, secrétaire d’État du pontife défunt. Tout bascule lorsque, le 3 août, l’archevêque de Cracovie oppose à cette élection l’exclusive, le droit de veto, de l’Autriche-Hongrie.
Le lendemain, les votants reportent leurs suffrages sur le patriarche de Venise, consterné : « C’est une croix qu’on m’a mise sur le dos ». Il l’accepte et prend le nom de Pie X, hommage aux papes qui ont porté ce nom avant lui et « ont courageusement lutté contre les sectes et les erreurs pullulantes ». Tout un programme, diront ses adversaires qui ne tarderont pas de l’accuser de « manœuvrer la barque de Pierre à la gaffe ». Une de ses premières décisions sera, par la constitution apostolique Commissum nobis, de supprimer l’exclusive.
L’élection d’un « curé de campagne », issu d’un milieu très modeste, ce qui ne s’était pas vu depuis des siècles, étonne ; son accueil simple et chaleureux, sa manière de simplifier un protocole qui l’étouffe, aussi. L’homme séduit, mais le pontife agace ceux qui désiraient voir se poursuivre l’ouverture au monde. En ce domaine, Pie X leur apparaît « un rétrograde », même si certains en rejettent la faute sur son secrétaire d’État espagnol, le jeune Mgr Merry del Val, homme de prière, fin diplomate, familier de milieux étrangers au pape, précisément choisi pour des compétences qui permettent au souverain pontife de combler ses propres lacunes.
Cependant, nombre de décisions du pontificat montrent une authentique capacité à s’ouvrir aux réalités du temps. Sa réforme de la Curie (constitution Sapienti Consilio du 29 juin 1908), en est l’exemple puisqu’elle prend acte, en supprimant les dicastères jadis en charge de leur administration, de la disparition définitive des États pontificaux.
Une même lucidité le pousse à préférer la rupture du concordat de 1801 avec la France, et, en 1905, la séparation de l’Église et de l’État, à des arrangements douteux, considérant que le clergé français, débarrassé de la tutelle républicaine, se portera mieux, même appauvri. Pie X fera un choix identique s’agissant du Portugal en 1911.
Ces difficultés extérieures ne doivent pas occulter l’œuvre immense, accomplie en une dizaine d’années, précisément afin de tout instaurer, ou restaurer, dans le Christ.
Restauration d’abord spirituelle avec l’abaissement de l’âge de la première communion à sept ans (1911) et l’invitation faite aux fidèles de s’approcher fréquemment de la Sainte Table ; avec l’encyclique Acerbo nimis de 1906 qui exige un meilleur enseignement catéchétique, tant aux enfants qu’aux adultes. Pie X est aussi le pape qui remet au premier plan le chant grégorien afin de « prier sur de la beauté » (Motu proprio du 22 novembre 1903), celui qui lance la réforme du bréviaire et surtout celle, indispensable, du code de droit canonique.
Restauration civile, et civique, quand il adoucit, pour les fidèles italiens, les décrets du Saint Office interdisant aux catholiques de voter, laissant aux évêques le soin de juger de l’opportunité de s’exprimer ou pas, ou quand il incite à la mise en place d’une véritable Action catholique (encyclique Il fermo proposito de 1905).
Toute cette œuvre est discréditée aux yeux de certains par d’autres prises de position, (décret Lamentabili de 1907, encycliquePascendi de 1908, serment anti-moderniste imposé au clergé) visant à défendre l’intégrité de la foi et aboutissant à la condamnation des courants modernistes dans leur diversité politique, intellectuelle, littéraire, historique, philosophique ou théologique.
Dans cette optique, l’absence de condamnation de l’Action française alors qu’est frappé le Sillon de Marc Sangnier, scandalise ceux qui croient à la réconciliation du monde et de l’Église. Ils seront longtemps minoritaires. La canonisation de Pie X, en 1954, dans des délais très brefs pour l’époque, démontre que la figure du pape fait encore l’unanimité.
Rares sont ceux qui, à l’instar du romancier François Mauriac, osent affirmer que « ce saint-là n’est pas de leur paroisse ». Soixante ans après, on peut juger, au silence entourant ce centenaire, que la tendance s’est hélas inversée. (Anne Bernet)