La résistance filiale de saint Bruno au pape Pascal II
publié dans nouvelles de chrétienté le 1 avril 2015
La résistance filiale de saint Bruno de Segni au pape Pascal II
Parmi les plus illustres protagonistes de la réforme de l’Eglise des XIème et XIIème siècles, se détache la figure de saint Bruno, évêque de Segni et abbé du Mont-Cassin. Bruno naquit vers 1045 à Solero, près d’Asti, dans le Piémont. Après avoir suivi ses études à Bologne, il fut ordonné prêtre dans le clergé romain et adhéra avec enthousiasme à la réforme grégorienne.
Le pape Grégoire VII (1073-1085) le nomma évêque de Segni et le tint parmi ses plus fidèles collaborateurs. Ses successeurs également, Victor III (1086-1087) et Urbain II (1088-1089), eurent recours à l’aide de l’évêque de Segni, qui unissait l’étude à un apostolat intrépide pour la défense de la Primauté romaine.
Bruno participa aux conciles de Plaisance et de Clermont, lors desquels Urbain II lança la première croisade, puis fut par la suite légat du Saint-Siège en France et en Sicile. En 1107, sous le nouveau Pontife Pascal II (1099-1118), il devint abbé du Mont-Cassin, une charge qui faisait de lui une des personnalités ecclésiastiques les plus importantes de son temps. Grand théologien et exégète, brillant par sa doctrine, comme l’écrit dans ses Annales le cardinal Baronio (tome XI, année 1079), il est considéré comme l’un des meilleurs commentateurs de la Sainte Ecriture au Moyen-Age (Réginald Grégoire, Bruno de Segni, exégète médiéval et théologien monastique, Centro italiano di Studi sull’Alto Medioevo, Spoleto 1965).
Nous sommes à une époque de conflits politiques et de profonde crise spirituelle et morale. Dans son œuvre De Simoniacis, Bruno nous offre un tableau dramatique de l’Eglise défigurée de son temps. Déjà depuis l’époque du pape Léon IX (1049-1054) « Mundus totus in maligno positus erat : il n’y avait plus de sainteté ; il y avait moins de justice et la vérité était ensevelie. L’iniquité régnait, l’avarice dominait; Simon le Magicien possédait l’Eglise, les évêques et les prêtres s’adonnaient à la volupté et à la fornication. Les prêtres n’avaient pas honte de prendre femme, de célébrer ouvertement leurs noces et de contracter des mariages infâmes. (…) Telle était l’Eglise, tels étaient les évêques et les prêtres, tels furent certains des Pontifes Romains » (S. Leonis papae Vita in Patrologia Latina (= PL), vol. 165, col. 110).
Au cœur de la crise, outre le problème de la simonie et du concubinage des prêtres, il y avait la question des investitures des évêques. Le Dictatus Papae par lequel, en 1075, saint Grégoire VII avait réaffirmé les droits de l’Eglise face aux prétentions impériales, constitua la magna charta dont se réclamèrent Victor III et Urbain II, mais Pascal II abandonna la position intransigeante de ses prédécesseurs et chercha par tous les moyens un accord avec le futur empereur Henri V. Début février 1111, à Sutri, il demanda au souverain allemand de renoncer au droit à l’investiture, lui offrant en échange la renonciation de l’Eglise à tout droit et bien temporel.
Les négociations s’envolèrent en fumée, et, cédant aux intimidations du roi, Pascal II accepta un humiliant compromis, signé à Ponte Mammolo le 12 avril 1111. Le pape concédait à Henri V le privilège de l’investiture des évêques, avant la consécration pontificale, avec l’anneau et la crosse qui symbolisaient le pouvoir aussi bien temporel que spirituel, promettant au souverain de ne jamais l’excommunier. Pascal couronna donc Henri V empereur à Saint-Pierre.
Cette concession suscita une levée de protestations dans la chrétienté parce qu’elle renversait la position de Grégoire VII. L’abbé du Mont-Cassin, selon le Chronicon Cassinense (PL, vol. 173, col. 868 C-D), protesta avec force contre ce qu’il définit comme étant non un privilegium, mais un pravilegium, et il impulsa un mouvement de résistance à la défaillance papale. Dans une lettre adressée à Pietro, évêque de Porto, il définit le traité de Ponte Mammolo comme une « hérésie », rappelant les décisions de nombreux conciles : «Qui défend l’hérésie ‒ écrit-il ‒ est hérétique. Personne ne peut dire qu’il ne s’agit pas là d’une hérésie » (Lettre Audivimus quod, in PL, vol. 165, col.1139 B).
S’adressant ensuite directement au pape, Bruno affirma : « Mes ennemis te disent que je ne t’aime pas et que je parle contre toi, mais ils mentent. Je t’aime en effet, comme je dois aimer un Père et un seigneur. Toi vivant, je ne veux avoir d’autre pontife, comme je te l’ai promis ainsi que beaucoup d’autres. J’écoute cependant notre Sauveur qui me dit : “Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi”». «(…) Je dois donc t’aimer, mais je dois aimer plus encore Celui qui nous a faits, toi et moi » (Mt. 10-37). Sur le même ton de filiale franchise, Bruno invitait le pape à condamner l’hérésie, parce que « quinconque défend l’hérésie est hérétique » (Lettre Inimici mei, in PL, vol. 163, col. 463 A-D).
Pascal II n’accepta pas cette voix de désaccord et le destitua de ses fonctions d’abbé du Mont-Cassin. L’exemple de saint Bruno poussa cependant de nombreux autres prélats à demander au pape de révoquer le pravilegium. Quelques années plus tard, dans un Concile réuni au Latran en mars 1116, Pascal II leva l’accord de Ponte Mammolo. Le même Synode du Latran condamna la concession paupériste de l’Eglise de l’accord de Sutri. Le concordat de Worms de 1122, passé entre Henri V et le pape Callixte II (1119-1124), clôtura – au moins momentanément – la lutte pour les investitures. Bruno mourut le 18 juillet 1123. Il fut enseveli dans la cathédrale de Segni et, par son intercession s’opérèrent immédiatement de nombreux miracles. En 1181, ou, plus probablement, en1183, le pape Lucio III l’accueillit au nombre des saints.
Certains objecteront que Pascal II (comme plus tard Jean XXII sur le thème de la vision béatifique) ne tomba jamais dans une hérésie formelle. Ce n’est cependant pas là le noeud du problème. Au Moyen-Age le terme d’hérésie était employé au sens large, tandis que surtout à partir du Concile de Trente, le langage théologique s’est affiné, et se sont introduites des distinctions théologiques précises entre propositions hérétiques, proches de l’hérésie, erronées, scandaleuses, etc… Il n’est pas ici dans notre propos de définir la nature des censures théologiques à appliquer aux erreurs de Pascal II et de Jean XXII, mais bien de déterminer s’il était licite de résister à ces erreurs.
Certes de telles erreurs ne furent pas prononcées ex cathedra, mais la théologie et l’histoire nous enseigne que si une déclaration du Souverain Pontife contient des éléments censurables sur le plan doctrinal, il est licite et peut être nécessaire de la critiquer, même s’il ne s’agit pas d’une erreur formelle, solennellement exprimée. C’est ce que firent saint Bruno de Segni contre Pascal II et les dominicains du XIVème siècle contre Jean XXII. Ce ne sont pas eux qui se trompèrent, mais les papes de ces époques, qui de fait ont revu leurs positions avant de mourir.
Il convient en outre de souligner que ceux qui résistèrent avec le plus de fermeté au pape qui déviait de la foi furent précisément les plus ardents défenseurs de la suprématie de la papauté. Les prélats opportunistes et serviles de l’époque s’adaptèrent aux fluctuations des hommes et des évènements, faisant passer la personne du pape devant le magistère de l’Eglise. Bruno de Segni, au contraire, comme d’autres champions de l’orthodoxie catholique, fit passer la foi de Pierre avant la personne de Pierre et reprit Pascal II avec la même respectueuse fermeté que Paul s’adressant à Pierre (Gal. 2, 11-14).
Dans son commentaire exégétique de Matthieu 16, 18, Bruno explique que le fondement de l’Eglise n’est pas Pierre, mais la foi chrétienne confessée par Pierre. Le Christ affirme en effet qu’il édifiera son Eglise non sur la personne de Pierre, mais sur la foi que Pierre a manifestée en disant : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu ». A cette profession de foi, Jésus répond : « c’est sur cette pierre et sur cette foi que j’édifierai mon Eglise » (Comment. in Matth., Pars III, cap. XVI, in PL, vol. 165, col. 213). L’Eglise, en élevant Bruno de Segni aux honneurs des autels, marqua d’un sceau sa doctrine et son comportement. (Roberto de Mattei) Source: Correspondance européenne