SOURCE – Paix Liturgique – 12 janvier 2016
Le 30 novembre 2015, les éditions de L’Homme nouveau ont publié une brochure rassemblant notre série de lettres sur les différentes formes de célébration que permet la forme extraordinaire du rite romain, préfacée par l’abbé Claude Barthe, aumônier du pèlerinage international Summorum Pontificum (1).
Au même moment, nous publiions un compte rendu de la très intéressante et originale conférence de don Milan Tisma lors du premier congrès Summorum Pontificum au Chili. Nous avons profité de cette coïncidence pour demander à l’abbé Barthe de commenter, point par point, le témoignage de l’abbé Tisma et approfondir ainsi les voies qui s’offrent aux prêtres de paroisse désireux d’enrichir leur liturgie quotidienne et dominicale dans l’esprit du Motu Proprio de Benoît XVI.
1) Récupérer le sens du sacré : c’est le premier point abordé par l’abbé Tisma dans sa présentation. En soi, cela n’a rien de nouveau car nombreux sont les témoignages de fidèles et de prêtres expliquant que leur intérêt pour la forme extraordinaire du rite romain provient de la sacralité majeure qu’ils y rencontrent. Toutefois, pour justifier son propos, l’abbé Tisma s’appuie sur la notion de mysterium tremendum et fascinans, développée en son temps par le théologien luthérien Rudolf Otto : cette référence vous surprend elle ?
Abbé Claude Barthe : La référence à l’ouvrage de Rudolf Otto, Le Sacré, où celui-ci est analysé comme à la fois terrifiant (tremendum) et fascinant (fascinans), est intéressante en ce qu’elle permet de corriger la tendance moderne à gommer dans le culte toute transcendance, et à faire du Dieu auquel on s’adresse un objet à notre mesure. Mais il faut tenir les deux bouts de la chaîne : Dieu est par nature l’incompréhensible – qui ne peut pas être appréhendé en lui-même – et cependant il se communique à nous par la révélation et par l’Incarnation du Verbe, l’Emmanuel, Dieu avec nous, qui s’est fait l’un des nôtres. Saint Thomas explique dans la Somme contre les Gentils que la suprême « convenance » de l’Incarnation est précisément de nous faire comprendre que l’accès à la félicité éternelle, qui consiste à unir notre âme à ce qui la dépasse infiniment, est chose possible, puisque la divinité s’est unie à notre humanité. L’humanité de Jésus-Christ, toute proche et comme palpable dans l’Église, nous plonge dans l’abîme insondable de la divinité unie à cette humanité et qui transparaît dans les miracles qu’elle produits, par exemple la rémission des péchés, la transsubstantiation eucharistique.
2) Pour l’abbé Tisma, si on la prive de son mystère, la liturgie cesse d’être épiphanie (manifestation) de la gloire et de la parfaite sainteté de Dieu : êtes-vous d’accord ?
Abbé Claude Barthe : Je suis tout à fait d’accord. L’abbé Tisma vise à juste titre cette réduction du divin au simplement humain, de la foi au simplement rationnel, qui se manifeste dans la liturgie d’aujourd’hui où l’accès à la transcendance est pour ainsi dire aplati. Cette liturgie qui se veut avant tout « proche des gens » finit par ne plus les intéresser, au point qu’ils ne mettent plus les pieds à l’église.Paradoxalement, la véritable proximité qu’une liturgie bien comprise établit entre l’homme et la sainteté incandescente de Dieu, passe par le sentiment d’un éloignement absolu. Le romancier allemand Martin Mosebach exprime bien cela dans son livre La liturgie et son ennemie – L’hérésie de l’informe (Hora Decima, 2005). Le paradoxe inhérent à l’action liturgique, dit-il, est dans le fait qu’elle dévoile et révèle le mystère en l’enveloppant et en le cachant. Elle cache la présence du Dieu infini et insondable par des voiles de respect, de formes, de rites, et par le fait même, elle le révèle et fait accéder l’âme en vérité à cette présence : c’est une épiphanie qui cache pour mieux manifester.
La consécration, faite en langue vulgaire et sur une table placée au milieu de l’assemblée, du pain que l’on va bientôt prendre dans la main pour communier est-elle mieux comprise dans la foi que la consécration de la liturgie orientale, chantée au milieu des nuages d’encens dans la mystérieuse langue sacrée, derrière le voile qui est tombé devant la porte de l’iconostase ? Poser la question, c’est y répondre : dans le premier cas, on croit comprendre tout, et on ne comprend rien, la proximité qu’établit une liturgie banalisée rendant très difficile une véritable rencontre dans la foi ; au contraire, l’éloignement sacré qu’opère la liturgie de saint Jean Chrysostome rapproche très véritablement l’âme de Dieu. La liturgie est semblable à la ténèbre lumineuse dans laquelle Moïse a reçu la révélation divine, obscure et éclatante à la fois. Ou encore, elle est comme la « nuée lumineuse » qui « prit sous son ombre » les trois disciples témoins de la Transfiguration de leur Seigneur (Mt 17, 5).
Pour prendre toujours l’exemple de la « nativité » du Saint-Sacrement au cœur de la messe, lors de la consécration : les génuflexions, agenouillements, torches des céroféraires, encensements, sonneries, linges sacrés, objets précieux pour le recueillir (calices, ciboires), puis ensuite la sainte table où l’on se tient à genoux, les mains sous une nappe blanche, pour recevoir l’hostie sur les lèvres, le tabernacle majestueux où la sainte réserve sera placée, tout cela éloigne par le respect d’adoration et rapproche en même temps en servant l’acte de foi.
3) Pour l’abbé Tisma, les curés ont le devoir d’œuvrer à la réconciliation entre les fidèles par tous les moyens liturgiques à leur disposition, à commencer par l’offre régulière de la forme extraordinaire : vue de France, cette affirmation, que nous ne saurions mieux formuler, n’est-elle pas un vœu pieux ?
Abbé Claude Barthe : C’est en tout cas une œuvre pieuse, celle à laquelle s’emploie Paix liturgique, qu’on ne saurait trop louer pour cela. En France, les curés qui comprennent ce devoir sont encore trop peu nombreux, c’est vrai, mais leur nombre va croissant. Une expérience ponctuelle me permet d’émettre une idée inspirée par la fête de Noël. Dans beaucoup de paroisses de France, la messe de la nuit de Noël est célébrée à 9h ou 10h du soir, la nuit tombée. Rien n’empêche le curé de célébrer, ou de faire célébrer par un prêtre idoine, membre d’une communauté vouée à la liturgie traditionnelle, une messe célébrée comme il se doit à minuit et en forme extraordinaire. Il sera surpris de l’affluence, y compris de paroissiens pratiquant habituellement selon la forme ordinaire.
Plus généralement, les curés de paroisse ne devraient pas hésiter à faire appel à des prêtres familiers de la forme extraordinaire qui, outre la célébration d’une messe traditionnelle, pourraient leur assurer une aide pour les confessions, les visites de malades, les enterrements. Par la même occasion ils feraient aussi œuvre de réconciliation entre les prêtres.
4) Après Rudolf Otto, l’abbé Tisma fait appel à un autre Allemand, Mgr Klaus Gamber, pour introduire une notion peu usitée dans le monde traditionnel : le fait que la liturgie est la « petite patrie » des catholiques et que ceux-ci en ont été privés, devenant ainsi des apatrides liturgiques. N’est-ce pas là l’une des raisons, rarement affrontée aussi clairement, de l’essor de ce que les sociologues appellent le catholicisme identitaire ?
Abbé Claude Barthe : Oui, Mgr Gamber regrettait que les catholiques aient été privés de leur « petite patrie » parce qu’il n’existe plus, dans le rite nouveau, éclaté à l’extrême, deux messes identiques. Quand j’étais enfant, nous allions en famille en Espagne, qui était peu lointaine de chez nous. Nous assistions à la messe dominicale en nous arrêtant dans n’importe quelle ville ou village, et nous avions la même messe que celle que nous connaissions dans notre paroisse. En quelque sorte, nous comprenions tout… sauf le sermon en espagnol. Les catholiques du monde entier, où qu’ils assistaient à la messe, avaient l’impression d’être partout chez eux. À l’époque de la réforme liturgique, on parlait, non pas encore de mondialisation, mais de « village planétaire ». Il est vraiment étonnant que les fabricateurs de la nouvelle liturgie n’aient pas compris que la liturgie renfermait déjà un lien universel, ouvrant les portes d’une Cité qui couvrait le monde, le village planétaire de la liturgie catholique. En outre, alors que la sécularisation faisait déjà des progrès considérables, au sein de laquelle le catholicisme devenait chaque jour plus étrange au sein du Global Village, ils auraient pu percevoir, s’ils avaient considéré les vrais « signes de temps », que les catholiques avaient plus que jamais besoin de se retrouver dans une maison familiale.
Si, en effet, le catholicisme identitaire, dans un éventail qui va de la FSSPX à la communauté Saint-Martin, attire aujourd’hui les pratiquants et les vocations, c’est qu’il offre un rituel traditionnel ou traditionalisant qui fait éprouver sensiblement cette communauté de foi et d’appartenance à la familia Christi. L’usage du latin y est pour beaucoup : prier et chanter dans la langue sacrée de l’Église romaine exprime et fortifie le lien d’unité. Malheureusement, la hiérarchie catholique et ses experts sont totalement à contretemps depuis près d’un demi-siècle.
5) Gradualité, continuité et sont les deux principes que recommande don Milan pour l’installation durable et pérenne de la forme extraordinaire en paroisse : qu’en pensez-vous ?
Abbé Claude Barthe : Je suis pleinement d’accord. Dans mon petit livre sur la mise en œuvre de la réforme de la réforme, avec en ligne d’horizon la messe en forme extraordinaire, je prônais la gradualité. Pardonnez-moi de me citer : « La pratique de la réforme de la réforme dans une paroisse ou un lieu de culte ordinaire est – presque par nature – un processus graduel, une transition plus ou moins rapide d’un état « ordinaire » à un état proche de l’ »extraordinaire ». La loi de gradualité peut ici s’appliquer sans problème de conscience. »(2) Accroître la part du latin, réintroduire la communion sur les lèvres, user de la prière eucharistique I (le canon romain), orienter l’autel vers le Seigneur, reprendre les prières de l’offertoire traditionnel (elles se disent à voix basse) sont les principales pistes à emprunter. Peu à peu. Par exemple, on retourne l’autel « à l’endroit » pour quelques occasions, et puis toujours en semaine, puis ensuite lors des fêtes importantes, et enfin tous les dimanches et de manière continue. La plupart des prêtres qui ont pratiqué dans leur paroisse une ré-orientation traditionnelle de la liturgie ont agi comme cela.
6) L’abbé Tisma propose aussi des gestes simples pour concrètement réorienter la liturgie paroissiale en replaçant Notre Seigneur Jésus-Christ au centre de l’attention : un seul autel pour les deux formes liturgiques, « scénarisation » du sanctuaire, usage des différentes formes de la liturgie extraordinaire, etc. Vous êtes en relation avec de nombreux prêtres de paroisses in utroque usu : avez-vous d’autres exemples à ce sujet ?
Abbé Claude Barthe : Le plus important du point de vue symbolique, et aussi le plus difficile à faire passer, non pas pour la majorité des fidèles mais pour les plus « réformés » d’entre eux (les religieuses, les dames qui donnent la communion, le diacre permanent), est la célébration face au Seigneur. D’où le schéma de transition que j’ai évoqué, et dont j’ai un certain nombre d’exemples de réalisation. La formation d’enfants de chœur, si possible nombreux, sachant servir dans les deux formes importe également : ils aident beaucoup à solenniser les cérémonies (et à passer par degré de l’ordinaire à l’extraordinaire). Du point de vue pédagogique, tous les prêtres qui ont ce souci préparent par ailleurs des livrets photocopiés pour chaque messe, de sorte que, tant pour la messe ordinaire « réforme de la réforme », que pour la messe extraordinaire, les assistants peuvent suivre le rituel simplement en tournant les pages : non seulement tout baigne ainsi dans l’huile, mais la piété liturgique y gagne beaucoup. On pourrait évoquer bien d’autres points : tel curé fait jouer de l’orgue durant l’offertoire, ce qui solennise ce moment, durant lequel il dit à voix basse les prières traditionnelles ; tel autre prononce, non plus à voix haute, mais à mi-voix les paroles de la prière eucharistique en français ou en latin, ou bien en passant au latin à partir de la consécration, ce qui produit également un effet puissant de sacralisation ; tel autre, pour écarter de l’autel sans protestation les filles enfants de chœur dont il a héritées, et pour donner une note festive, les a transformées en une confrérie d’enfants de Marie en aubes blanches, qui ont leur place en haut de la nef, comme les scouts en uniforme et les membres de la chorale. etc.
7) Enfin, don Milan évoque aussi la sauvegarde des usages ou privilèges liturgiques locaux : cela est-il permis par le motu proprio Summorum Pontificum et l’instruction qui l’accompagne et de tels usages subsistent-ils en France ?
Abbé Claude Barthe : Il a toujours existé en France et ailleurs des coutumes, reliquats d’anciens usages d’Églises locales qui ont été conservés jusqu’à la réforme de Paul VI, et que par conséquent Summorum Pontificum autorise, puisqu’il remet les aiguilles de la pendule en 1962, juste avant le déluge. Je voulais dire le Concile, excusez-moi… Il a aussi toujours existé des habitudes pieuses rajoutées au déroulement de la cérémonie. Les grandes églises de France avaient ainsi un Suisse qui parcourrait les allées pour maintenir l’ordre, notamment durant le mouvement de communion, et qui frappait le sol de sa hallebarde pour indiquer les moments où l’on devait s’agenouiller. J’ai connu le Suisse de Notre-Dame de Paris, qui a dû être en fonction jusqu’au milieu des années soixante ; un autre a réapparu à Saint-Nicolas-du-Chardonnet quelques dix ans plus tard. Des paroisses ou communautés ont aussi rétabli la coutume, jadis très populaire à la grand-messe, de la distribution du pain bénit : des galettes de pain généralement briochées ou anisées, selon les provinces, sont présentées au célébrant qui les bénit lors de l’offertoire, puis elles sont partagées en morceaux, chacun gros comme une bouchée, et distribués aux assistants vers la fin de la messe. Dans certaines communautés religieuses, jusque dans les années 70, on bénissait le Samedi Saint un agneau qui était consommé lors du déjeuner du jour de Pâques. Il y a également les fanfares de la Saint-Hubert jouant du cor durant la messe (j’ai même connu, dans mon enfance, la fanfare municipale jouant pour le 11 novembre, drapeau en tête, qui s’inclinait pour les élévations). Vous me direz que tout ça est un peu folklorique, mais c’est populaire. Plus proprement liturgique et très français est l’usage qui veut que des chantres revêtus de chape, officient non seulement pour les vêpres, mais aussi pour la grand-messe, si possible devant un grand lutrin, ce qui a grande allure.
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(1) La messe traditionnelle dans tous ses états. 52 pages. Éditions de L’Homme nouveau, collection Paix liturgique, 6,50 euros.
(2) La Messe à l’endroit. Un nouveau mouvement liturgique, page 75. Éditions de L’Homme nouveau, collection Hora Decima, 2010. 102 pages.