Critique du Nouvel « Ordo Missae ». Deuxième article
publié dans nouvelles de chrétienté le 19 novembre 2017
La Messe de Paul VI: une hémorragie du sacré
SOURCE – Paix Liturgique – lettre n°620 – 13 novembre 2017
Après notre analyse du missel nouveau sous son aspect cérémonial (lire ici), nous allons consacrer la présente lettre et une lettre suivante au contenu même de ce missel promulgué le 3 avril 1969 et à ses déficiences du point de vue doctrinal et spirituel. Des déficiences qui ont conduit, depuis 50 ans, à une véritable hémorragie du sacré.
I – Un arrière-fond œcuménique, mais en direction du seul protestantisme
L’œcuménisme, qui fut le mot-clé de Vatican II, n’a visé, en matière de liturgie, que le protestantisme. LeConsilium pour l’application de la réforme liturgique, dont Mgr Annibale Bugnini était le Secrétaire, a écarté immédiatement la velléité qu’il avait exprimée d’inviter des observateurs orthodoxes. En revanche, dès la session d’octobre 1966, cinq observateurs protestants assistèrent à ses assemblées : deux désignés par la Communion anglicane ; un par le Conseil œcuménique des Églises ; un par la Fédération luthérienne mondiale ; et un par la Communauté de Taizé (Max Thurian), qui assistèrent à toutes les réunions. Placer la révision totale de la liturgie romaine sous l’observation de représentants des communautés les plus critiques vis-à-vis du culte « papiste », était une révolution.
Ils furent officiellement consultés en diverses occasions. Par exemple, ce qui dans l’instruction Eucharisticum mysterium, du 25 mai 1967, concerne l’eucharistie dans une perspective œcuménique, fut rédigé « en tenant compte des remarques de frères non catholiques » (Jean-Marie Roger Tillard, La Maison-Dieu, 3ème trimestre 1967, p. 55). Plus généralement, leur influence, par souci d’« aller dans leur sens », s’est manifestée comme dans la rédaction des nouvelles collectes du sanctoral, pour lesquelles on a veillé « à supprimer autant que possible toute allusion à l’intercession des saints » (Pierre Jounel, La Maison-Dieu, 1er trimestre 1971, p. 182).
Mais le principal point de collaboration œcuménique fut la composition d’un nouveau lectionnaire dominical. Les observateurs protestants expliquèrent, par exemple, qu’ils étaient choqués que la liturgie traditionnelle utilisât des passages des Livres de la Sagesse pour les fêtes mariales (Pierre Jounel, « Le Culte de la Vierge Marie dans l’année liturgique », Paroisse et Liturgie 87, pp. 13-14), et on leur donna satisfaction. La question était : fallait-il enrichir le lectionnaire traditionnel ou en créer un complètement nouveau ? Un enrichissement dans la ligne de la tradition, par des systèmes de lectures complémentaires anciennement en usage dans certains lieux fut envisagé, mais le P. Cipriano Vagaggini parvint à convaincre ses confrères qu’une refonte totale était nécessaire.
Au total, le nouveau lectionnaire fut donc organisé ainsi :
- Le lectionnaire des dimanches et fêtes introduit le principe de trois lectures, avec une lecture semi-continue des épîtres et des évangiles en deux cycles indépendants.
- Le lectionnaire férial, avec deux lectures, la première lecture étant établie selon un cycle de deux ans, l’évangile selon un cycle annuel.
- Le lectionnaire des saints, avec deux lectures. Seuls les textes qui se réfèrent strictement à tel saint sont, de fait, obligatoires. Et dans les lectures accompagnant les sacrements, baptêmes, mariages, ou les funérailles, règne la liberté.
C’est en définitive, une tradition plus que millénaire qui fut subvertie, avec le déclassement de toute une lignée de commentaires anciens (saint Bonaventure) ou modernes (Dom Guéranger), qui s’étaient reportés à ce vénérable lectionnaire romain.
II – Une moindre expression de la présence réelle
Ce contexte œcuménique en direction du protestantisme a pour effet de souligner une faible révérence vis-à-vis de la présence réelle dans l’eucharistie. Cela résulte d’un ensemble de transformations.
On note ainsi la réduction des génuflexions du prêtre après la consécration (douze dans le missel tridentin, trois dans le missel nouveau).
Est supprimée la jonction obligatoire du pouce et de l’index de chaque main après la consécration et jusqu’à la purification qui suit la communion. Cette pratique permettait d’éviter que des parcelles d’hostie, qui auraient pu se coller aux doigts, ne tombent. Le frottement de ces deux doigts, par précaution, au-dessus du calice, après chaque contact avec l’hostie, n’existe plus. Non plus que la collecte des parcelles qui pourraient se trouver sur le corporal, avec la patène, pour les faire tomber dans le calice, avant la communion au Précieux Sang. Enfin, la purification des doigts, au moyen du vin et de l’eau, après la distribution de la communion, est supprimée.
Il n’est plus obligatoire que la coupe du calice et du ciboire, de même que l’intérieur de la patène soient dorées en l’honneur des espèces saintes. Une seule nappe est nécessaire sur l’autel, et non les trois nappes traditionnelles qui pouvaient absorber le vin consacré s’il venait à se renverser. La pale recouvrant le calice pour éviter que des poussières ou insectes n’y tombent est devenue facultative.
Le récit de l’Institution apparaît davantage, dans le missel nouveau, comme la narration d’un événement passé qu’une intimation sur le pain et le vin présents sur l’autel, dans la mesure où les caractères typographiques utilisés pour les paroles consécratoires sont identiques à ceux qui précèdent et à ceux qui suivent, alors que, dans le missel traditionnel, ces mêmes paroles sont imprimées avec des caractères nettement plus gros. De même, alors que dans le missel traditionnel, le Hoc est enim Corpus… et le Hic est enim calix… sont séparés de ce qui précède par un point à la ligne, dans le missel nouveau, ces paroles sont introduites par deux points à la ligne, comme introduisant une citation narrative.
La prière Perceptio Corporis tui, la plus révérencielle parmi les prières de préparation à la communion – « Que la communion à votre Corps et à votre Sang, Seigneur Jésus Christ, que j’ose recevoir malgré mon indignité, n’entraîne pour moi ni jugement ni condamnation… » – est omise par le nouveau missel.
La modification la plus importante du point de vue du signe et de ses conséquences sur la révérence et la foi des fidèles, est l’introduction de la communion dans la main pour les fidèles. C’est à partir de 1965/1966, sans aucune autorisation, que la communion a commencé à être donnée dans la main, abus couvert par les conférences des évêques. Le Saint-Siège organisa alors une étrange enquête auprès des évêques du monde pour savoir si cette pratique « sauvage » était ou non légitime. Les réponses communiquées par les évêques furent à une nette majorité négatives : la communion dans la main n’était pas légitime. Cependant, l’Instruction Memoriale Domini du 29 mai 1969 la fit accéder au statut d’« exception » : la communion traditionnelle à genoux et sur les lèvres restait en soi la règle, mais le Saint-Siège s’en remettait au jugement des conférences épiscopales pour permettre la communion dans la main. Et l’abus, devenu « exception », se transforma rapidement en règle : la presque totalité des conférences adoptèrent ce nouveau mode de réception de la communion. Concrètement, réalisée au sein de la modernité, cette réception de l’hostie consacrée dans la main brisait une longue tradition de respect religieux et conduisait à la banalisation d’un des moments liturgiques les plus importants et les plus marquants pour les fidèles qui participent aux saints mystères.
III – Le prêtre hiérarque devient prêtre président
Paradoxalement, dans la liturgie réformée, la distinction entre le président et les fidèles s’est accentuée. Les formes cultuelles traditionnelles fondaient en effet tous les intervenants dans un même ensemble ritualisé. Le faible ritualisme des cérémonies nouvelles comme la part importante des libres interventions du célébrant laissent une place considérable à son « jeu » personnel. Sa présence, dans un acte cultuel, tout entier en langue vernaculaire et comportant une part d’improvisation, est beaucoup plus marquée que dans la forme traditionnelle.
Dans la messe nouvelle, l’officiant est davantage président que hiérarque intercédant pour le peuple. La distinction sacramentelle entre le prêtre et les ministres et fidèles est moins marquée, comme il résulte d’un ensemble de détails : le Confiteor du début de la messe est commun à tous, ensuite de quoi le prêtre ne donne plus l’absolution, alors qu’il y a un Confiteor réservé au prêtre, suivi de celui des ministres et de l’absolution du prêtre, dans le missel ancien. Cette demande de purification de l’âme du ministre était redoublée par deux oraisons prononcées par le prêtre, l’une en montant à l’autel, issue du Sacramentaire lénonien (« Ôtez de nous, nos fautes, nous vous en prions, Seigneur »), l’autre en s’inclinant devant lui (« Nous vous prions, Seigneur, par les mérites de vos saints dont nous conservons ici les reliques, et de tous vos saints de daigner me pardonner tous mes péchés »). L’ancienne distinction entre la communion du prêtre et celle des fidèles (le prêtre prononçait trois fois pour lui le Domine non sum dignus…, communiait au Corps et au Sang, puis se retournait vers les fidèles, qui récitaient eux aussi trois fois le Domine non sum dignus…) est abolie : le prêtre dit avec le peuple, une fois, Seigneur je ne suis pas digne de te recevoir…, communie, et la communion des fidèles commence.
En ce qui concerne les servants, il y a une inversion. Dans la messe traditionnelle, ils peuvent être des laïcs, mais ils sont assimilés à des clercs le temps de la célébration. Dans la messe nouvelle, les ministres de l’autel restent clairement des laïcs, ce qui laïcise la célébration. Cela va très loin : le motu proprio Ministeria quaedam de Paul VI, du 15 août 1972, qui a supprimé les ordres mineurs et le sous-diaconat, n’a laissé subsister que deux ministères de lecteur et d’acolyte, réservés aux hommes, mais qui restent des fidèles laïcs. En toute hypothèse, les divers services liturgiques rendus lors de la messe, lectures, intentions de la prière universelle, direction des chants de l’assemblée, monitions et commentaires, distribution de la communion comme ministre extraordinaire, le sont par des fidèles, en tant que laïcs. Cela étant confirmé par le fait qu’ils sont aussi bien des hommes que des femmes, lesquelles, à ce jour du moins, ne peuvent pas entrer dans la cléricature.
Concernant le service immédiat de l’autel, les instructions Liturgicæ instaurationes, du 5 septembre 1970,Inæstimabile donum, du 3 avril 1980, avaient rappelé l’interdiction du service des femmes à l’autel. Malgré tout, la pratique des filles enfants de chœur se répandait de plus en plus. Alors, selon le processus habituel, on est passé de l’interdiction à la permission exceptionnelle de qui était déjà, en réalité, l’usage commun : une réponse de la Congrégation pour le Culte Divin du 15 mars 1994 précisait que le principe restait identique (« Il sera toujours opportun de suivre la noble tradition du service de l’autel confié à de jeunes garçons »), mais qu’il revenait à chaque évêque, s’il le jugeait bon, d’autoriser ce service au titre d’une « députation temporaire ». Une fois de plus l’abus, requalifié d’« exception », est pratiquement devenu la règle.
IV – Moins de transcendance, plus d’« insertion dans la vie »
Le thème d’une participation active de tous les baptisés allait de pair avec celui de l’adaptation des textes, gestes, symboles pour une meilleure compréhension du message. La liturgie devait être plus pédagogique pour les hommes d’aujourd’hui (Sacrosanctum Concilium, n. 34). Cela montre une étrange méconnaissance des signes des temps : nos contemporains, privés de ce patrimoine symbolique par la réforme, le recherchent dans les liturgies orientales, et au fur et à mesure qu’elle redevient accessible, tout simplement dans la liturgie traditionnelle.
Le passage d’une langue sacrée à une langue d’usage profane (et purement profane, sans la distance que donne une version ancienne comme, par exemple, chez les anglicans, le Book of Common Prayer, ou la Bible du Roi Jacques, ou le slavon d’Église, chez les orthodoxes et certains uniates russes) y contribue grandement. D’un discours dans une langue proprement liturgique on est passé à un discours sur un registre inférieur, qui retrouve au mieux un peu de sacralité par le « ton curé » du célébrant, mais qui est la plupart du temps totalement banalisé.
La qualité des expressions des prières nouvelles, rendues volontairement accessibles aux publics visés, accentue cette impression et va parfois jusqu’à dévaluer le message. Ainsi, dans la prière eucharistique pour des circonstances particulières : « [Jésus] qui se tient au milieu de nous, quand nous sommes réunis en son nom : comme autrefois pour ses disciples, il nous ouvre les Écritures et nous partage le pain ». Dans la première prière eucharistique pour les assemblées d’enfants : « Un soir, en effet, juste avant sa mort, Jésus mangeait avec ses Apôtres. Il a pris du pain sur la table. Dans sa prière, il t’a béni. Puis il a partagé le pain en disant à ses amis :… ». Dans la deuxième prière pour enfants : « Oui, Père très bon, c’est une fête pour nous ; notre cœur est plein de reconnaissance ». Ou encore : « Il est venu arracher du cœur des hommes le mal qui empêche l’amitié, la haine qui empêche d’être heureux ». Dans la troisième : « Nous pouvons nous rencontrer, parler ensemble. Grâce à toi, nous pouvons partager nos difficultés et nos joies ».
Qui plus est, contrairement, en effet, à ce que pratique la liturgie romaine traditionnelle, presque tout est désormais dit à haute voix, notamment la prière eucharistique. Or, le silence du canon, attesté au IXème siècle, servait dans la liturgie latine d’iconostase morale. Le « secret » de l’action sacrée était l’une des grandes caractéristiques romaines, image de la prière silencieuse du Christ marchant au sacrifice. Désormais, cette barrière mystérieuse n’existe plus, la diction à haute voix soulignant, par ailleurs, la forme assez commune du discours. On en retire l’impression de « bavardage continuel », repoussant tout silence de recueillement. Ceci d’autant plus que le célébrant, volens nolens, s’attribue à lui-même la cérémonie comme un long discours personnel.
On notera aussi une accentuation qui tient au fait que la théologie des années cinquante et soixante avait été marquée par sa découverte naïvement admirative des sciences humaines. Le phénomène s’est traduit en liturgie par le désir de se montrer en lien avec les réalités terrestres. La poignée de main échangée par les participants à l’eucharistie avant la communion souligne leur solidarité. Les « eucologes » qui remplacent l’offertoire, valorisent la signification du pain et du vin comme « fruits de la terre et du travail des hommes ».
Ces affaissements du sacré sont ainsi le fait des nombreux éléments profanes introduits dans la célébration : l’intervention d’hommes et femmes en costume de ville pour faire les lectures ou pour donner la communion comme ministres extraordinaires ; la poignée de main ou le baiser sur les deux joues en guise de signe de paix ; le souhait d’un bon dimanche aux paroissiens au moment du renvoi, comme le fait le boulanger-pâtissier à ses clients.
Il faut d’ailleurs insister sur le fait que la généralisation de la célébration intentionnellement face au peuple concourt grandement à une baisse rituelle. Cette forme de célébration s’était beaucoup répandue au début des années 60, pour devenir quasi générale vers 1964-1965, de sorte que la réforme conciliaire n’a même pas eu à légiférer sur ce point. On pourrait, au reste, soutenir que les textes la considéraient théoriquement comme une exception (1), laquelle était déjà devenue quasiment la règle. La célébration nouvelle, avec l’autel-table rapproché des fidèles, sur lequel sont accomplis à la vue de tous des gestes assez communs, fait pratiquement corps avec le face au peuple, comme le soulignent les réactions violentes que produisent toute invitation à l’abandonner (2).
Alors que les liturgies traditionnelles, latines ou grecques, font toucher le surnaturel, paradoxalement, en soulignant dans leurs gestes et leurs paroles le caractère transcendant du mystère qu’elles dévoilent en le voilant, par une sorte de jeu continuel d’éloignement/rapprochement (3), de toutes ces « insertions dans la vie » pratiquées par la réforme, il résulte clairement une impression de rabaissement de la transcendance du message.
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(1) Voir Cyrille Dounot, « Plaidoyer pour la célébration ad orientem », L’Homme nouveau, 3 décembre 2016, p. 11.
(2) Voir celles provoquée par le discours prononcé le 5 juillet 2016 par le cardinal Robert Sarah, Préfet de la Congrégation du culte divin, ouvrant à Londres le colloque Sacra Liturgia.
(3) Voir Martin Mosebach, La liturgie et son ennemi, Hora Decima, 2005.