Une belle analyse
publié dans magistère du pape François le 29 mai 2018
Le pape François et le catholicisme romain
Le 13 avril 2018, le vaticaniste Sandro Magister a publié sur son blogue une étude de Roberto Pertici, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Bergame, intitulée : « Est-ce la fin du “catholicisme romain” ? ». Voici des extraits de cette étude particulièrement instructive. C’est nous qui soulignons les passages les plus significatifs.
Dans un premier temps, R. Pertici définit le « catholicisme romain » et montre pour quelle raison il s’opposa à cette modernité « basée sur l’individualisme et sur une conception du pouvoir qui, étant issu de la base, finit par remettre en question le principe d’autorité ». Et il signale que l’aggiornamento promu par Vatican II s’efforça précisément de réduire cette opposition entre l’Eglise et la société moderne.
(…) Dans ce que je qualifie de « catholicisme romain » trois aspects s’entremêlent, outre bien sûr l’aspect religieux : l’esthétique, le juridique et le politique. Il s’agit d’une vision rationnelle du monde coulée dans une institution visible et compacte qui entre fatalement en conflit avec l’idée de la représentation issue de la modernité, basée sur l’individualisme et sur une conception du pouvoir qui, étant issu de la base, finit par remettre en question le principe d’autorité.
Ce conflit a été considéré de diverses manières, souvent opposées, par ceux qui l’ont analysé. Carl Schmitt 1 contemplait avec admiration la « résistance » du « catholicisme romain », qu’il considérait comme la dernière force en mesure de freiner les forces annihilatrices de la modernité. D’autres l’ont durement critiqué : selon eux, dans ce combat, l’Eglise catholique aurait mis en avant de façon désastreuse ses caractéristiques juridico-hiérarchiques, autoritaires et extérieures.
Au-delà de ces considérations contradictoires, il est certain qu’au cours des derniers siècles, le « catholicisme romain » a été contraint à adopter une posture défensive. La naissance de la société industrielle et le processus de modernisation qui s’en suivit, avec son cortège de mutations anthropologiques – d’ailleurs toujours en cours –, a progressivement contribué à remettre en cause sa présence dans la société. Comme si le « catholicisme romain » était « organique » (pour le dire avec un vocabulaire vétéro-marxiste) à une société agraire, hiérarchique, statique, basée sur la pénurie et sur la peur, et qu’il ne trouvait plus sa raison d’être dans une société « fluide », dynamique et caractérisée par la mobilité sociale.
Une première réponse à cette situation de crise fut apportée par le concile œcuménique de Vatican II (1962-1965). Dans l’idée du pape Jean XXIII qui l’avait convoqué, il devait ouvrir un aggiornamento pastoral, c’est-à-dire à regarder le monde moderne avec un nouvel optimisme, autrement dit à finalement baisser sa garde : il ne s’agissait plus de poursuivre un duel séculaire mais bien d’ouvrir un dialogue et de susciter une rencontre.
Puis R. Pertici éclaire le pontificat de François à la lumière d’un ouvrage du cardinal Walter Kasper, dont il analyse le chapitre 6 intitulé Actualité œcuménique de Martin Luther.
Je chercherai plutôt à souligner ce qui peut, à mon sens, constituer l’élément commun des multiples transformations que le pape François est en train d’introduire dans la tradition catholique.
Je le ferai en me fondant sur un petit livre d’un éminent homme d’Eglise, qui est généralement considéré comme le théologien de référence du pontificat actuel et que François citait déjà avec éloquence lors de son premier Angélus, celui du 17 mars 2013, en déclarant : « Ces jours-ci, j’ai pu lire le livre d’un cardinal – le cardinal Kasper, un théologien compétent, un bon théologien – sur la miséricorde. Et il m’a fait beaucoup de bien, ce livre, mais ne croyez pas que je fasse de la publicité pour les livres de mes cardinaux. Ce n’est pas ça. Mais il m’a fait du bien, beaucoup de bien ».
Le livre de Walter Kasper auquel je vais me référer s’intitule : Luther : une perspective œcuménique ; c’est la version retravaillée et augmentée d’une conférence que le cardinal a donnée le 18 janvier 2016, à Berlin. Le chapitre sur lequel je voudrais attirer l’attention est le sixième : Actualité œcuménique de Martin Luther.
Tout le chapitre est construit sur une argumentation binaire selon laquelle Luther aurait été poussé à approfondir la rupture avec Rome principalement à cause du refus des papes et des évêques de procéder à une réforme. Ce n’est que devant la surdité de Rome – écrit Kasper – que le réformateur allemand, « sur base de sa compréhension du sacerdoce universel, a dû se contenter d’une solution de secours. Il a cependant continué à rester confiant dans le fait que la vérité de l’Evangile se serait imposée d’elle-même, et il a donc laissé la porte fondamentalement ouverte pour une future entente possible ».
Mais du côté catholique également, au début du XVIe siècle, de nombreuses portes restaient ouvertes, la situation était pour ainsi dire fluide. Kasper écrit : « Il n’y avait pas une ecclésiologie catholique structurée de façon harmonisée mais uniquement des approches qui tenaient plus d’une doctrine sur la hiérarchie que d’une ecclésiologie à proprement parler. L’élaboration systématique de l’ecclésiologie ne viendra qu’avec la théologie contre-réformiste, comme antithèse à la polémique de la Réforme contre la papauté. La papauté devint ainsi, d’une manière inconnue jusque-là, l’identité distinctive du catholicisme. Les thèses et les antithèses confessionnelles s’influencèrent et se bloquèrent mutuellement. »
Il faut donc aujourd’hui procéder – si l’on s’en tient au raisonnement de Kasper – à une « déconfessionnalisation » des confessions réformées comme de l’Eglise catholique, bien que cette dernière ne se soit jamais considérée comme une « confession » mais comme l’Eglise universelle. Il faut revenir à une situation semblable à celle qui prévalait avant que n’éclatent les conflits religieux du XVIe siècle.
Cependant, tandis que dans le camp luthérien, cette « déconfessionnalisation » est aujourd’hui largement achevée (avec la sécularisation extrême de ces sociétés, ce qui fait que les problèmes qui étaient à la source des controverses confessionnelles sont aujourd’hui devenus sans importance pour l’écrasante majorité des chrétiens « réformés »), du côté catholique en revanche, il reste encore beaucoup à faire, précisément à cause de la survivance des caractéristiques et des structures de ce que j’ai appelé le « catholicisme romain ». C’est donc surtout au monde catholique que s’adresse cette invitation à la « déconfessionnalisation ». Kasper l’appelle de ses vœux comme une « redécouverte de la catholicité originelle, qui ne se limite pas à un point de vue confessionnel ».
Pour y parvenir, il est donc nécessaire d’achever une fois pour toutes le dépassement de l’ecclésiologie tridentine et celle de Vatican I. Selon Kasper, le concile Vatican II a ouvert la voie mais sa réception a été controversée et n’a pas été linéaire. D’où le rôle du pape actuel : « Le pape François a ouvert une nouvelle phase de ce processus de réception. Il met en évidence l’ecclésiologie du peuple de Dieu, le peuple de Dieu en chemin, le sens de la foi du peuple de Dieu, la structure synodale de l’Eglise, et – en ce qui concerne la compréhension de l’unité – il a développé une nouvelle approche intéressante. Il décrit l’unité œcuménique non plus avec l’image des cercles concentriques autour du centre, mais par l’image du polyèdre, c’est-à-dire d’une réalité à plusieurs facettes, non pas comme un puzzle assemblé de l’extérieur, mais comme un tout et, puisqu’il s’agit d’une pierre précieuse, d’un tout qui reflète de mille feux la lumière qu’il reçoit. En évoquant Oscar Cullmann 2, le pape François reprend le concept de la diversité réconciliée ».
R. Pertici relie alors les déclarations troublantes et les gestes déconcertants du pape François, à cette volonté œcuménique de s’éloigner du « catholicisme romain », de dépasser « l’ecclésiologie tridentine et celle de Vatican I ».
Si nous relisons brièvement sous cette lumière les comportements de François qui ont suscité le plus d’émoi, nous comprenons mieux leur logique commune :
– le fait qu’il mette en évidence, depuis le jour de son élection, sa charge d’évêque de Rome davantage que celle de pape de l’Eglise universelle ;
– sa déstructuration de la figure canonique du pontife romain (le fameux « qui suis-je pour juger ? ») qui ne s’explique pas seulement par des raisons liées à son caractère mais par des motivations plus profondes, de nature théologique ;
– le fait que certains sacrements parmi les plus caractéristiques de la manière de « se sentir catholique » (la confession auriculaire, le mariage indissoluble, l’eucharistie), soient pratiquement vidés de leur substance sous couvert de raisons pastorales telles que la « miséricorde » et l’« accueil » ;
– l’exaltation de la « parrhésie » (liberté de parole s’identifiant à la possibilité de tout dire. NDLR) à propos de l’Eglise, l’exaltation de la confusion soi-disant créatrice, à laquelle se rattache une vision de l’Eglise envisagée presque comme une fédération d’Eglises locales dotées de larges pouvoir disciplinaires, liturgiques et même doctrinaux.
Certains se scandalisent du fait qu’en Pologne, l’interprétation d’Amoris lætitia qui finira par entrer en vigueur, sera différente de celle de l’Allemagne ou de l’Argentine, au sujet de la communion des divorcés-remariés. Mais François pourrait répondre qu’il s’agit de facettes diverses de ce polyèdre qu’est l’Eglise catholique à laquelle pourraient tôt ou tard s’ajouter – pourquoi pas – les Eglises réformées post-luthériennes, précisément dans cet esprit de « diversité réconciliée ».
Sur cette route, il est facile de prévoir que les prochaines étapes consisteront en une nouvelle conception de la catéchèse et de la liturgie dans un sens œcuménique, et là aussi le chemin que devra parcourir la partie catholique sera bien plus exigeant que celui de la partie « protestante », étant donné les différents points de départ ; tout comme un affaiblissement du sacrement de l’ordre dans ses aspects les plus « catholiques » – à savoir le célibat ecclésiastique –, après quoi la hiérarchie catholique cessera enfin d’être cette « bureaucratie des célibataires », décrite par Schmitt.
On comprend alors mieux la véritable exaltation du personnage et de l’œuvre de Luther qui a eu lieu au sommet de l’Eglise catholique à l’occasion du 500e anniversaire de 1517, jusqu’au timbre commémoratif controversé qui lui a été dédié par les Postes vaticanes, avec lui et Melanchthon aux pieds de Jésus sur la croix.
Personnellement, je ne doute pas que Luther soit l’un des géants de l’« histoire universelle », comme on se plaisait à dire autrefois, mais « est modus in rebus » (« en tout il y a des limites ». NDLR) : par-dessus tout, les institutions doivent avoir une sorte de pudeur à se lancer dans des retournements de cette envergure, sous peine de se couvrir de ridicule : ce même ridicule que le XXe siècle nous a infligé, quand les communistes réhabilitaient en chœur et remettaient au pouvoir les « hérétiques » qu’ils condamnaient et combattaient avec acharnement la veille encore. (…)
Si donc hier le « catholicisme romain » était considéré comme un corps étranger à la modernité, une extranéité qu’on ne lui pardonnait pas, il est normal que son déclin soit aujourd’hui salué avec enthousiasme par le « monde moderne », c’est-à-dire par les institutions politiques, médiatiques et culturelles, et que le pape actuel soit considéré comme celui qui vient combler ce fossé entre le sommet de l’Eglise et le monde de l’information, des organisations et des « think tanks » internationaux, un fossé qui s’était ouvert en 1968 avec l’encyclique Humanæ vitæ et qui s’était creusé davantage au cours des pontificats suivants.
Il est donc tout aussi normal que les groupes et des milieux ecclésiastiques qui déjà dans les années 60 appelaient de leurs vœux le dépassement de l’Eglise tridentine et qui avaient lu Vatican II dans cette perspective, sortent aujourd’hui au grand jour, après avoir vécu dans l’ombre ces quarante dernières années, et se retrouvent, avec leurs héritiers laïcs et ecclésiastiques, parmi les membres de ce « brain trust » dont nous parlions au début.
R. Pertici conclut en se posant trois questions :
Quelques interrogations restent cependant ouvertes et mériteraient des réflexions qui sont loin d’être évidentes.
L’opération lancée par le pape François et son entourage connaîtra-t-elle un succès durable ou finira-t-elle par rencontrer des résistances plus importantes que celles, en définitive marginales, qui ont déjà émergé au sein de la hiérarchie ou de ce qui reste du peuple catholique ?
A quel genre de nouvelle réalité « catholique » donnera-t-elle naissance dans les sociétés occidentales ?
Et plus généralement : quelles conséquences pourrait-il y avoir dans le champ culturel, politique et religieux pour le monde occidental qui, bien qu’il ait atteint un niveau de sécularisation généralisé, repose en partie sur le « catholicisme romain » ?
Mais il est préférable que les historiens se gardent d’émettre des prophéties et qu’ils se contentent de comprendre quelque chose, s’ils le peuvent, aux processus en cours.
1 Carl Schmitt (1888-1985), juriste et philosophe allemand, auteur de « La visibilité de l’Eglise – Catholicisme romain et forme politique – Donoso Cortès. Quatre essais », traduction française parue au Cerf, 2011.
2 Oscar Cullmann (1902-1999), théologien et exégète luthérien. Membre du Conseil œcuménique des Eglises et ami de Paul VI, il participa comme observateur à l’ensemble des sessions du concile Vatican II, et reçut pour son engagement œcuménique le Prix Paul VI, en 1994.
(Source : Settimo Cielo – trad. à partir de Diakonos – FSSPX.Actualités – 29/05/2018)