Impasse à Kaboul
publié dans regards sur le monde le 16 janvier 2010
Impasse à Kaboul
Hervé Coutau-Bégarie
Source : La Nef n°211 de janvier 2010
Point sur la situation en Afghanistan après la décision du président Obama d’y envoyer des troupes supplémentaires.
Le président Obama a fini par trancher : il a accordé au général McChrystal les 30 000 hommes de renfort qu’il avait demandés. Les généraux américains espèrent ainsi reprendre l’initiative face aux talibans, à la manière de ce qui s’est passé en Irak durant la dernière année de la présidence de George W. Bush avec le surge, ouvrant ainsi la voie à une prise en charge de leur sécurité par les Afghans eux-mêmes. En 2011-2012, le désengagement d’Afghanistan pourrait commencer.
Une telle décision met fin à des mois de tergiversations qui traduisent bien le désarroi et l’inquiétude des dirigeants américains face à une dégradation de moins en moins niable de la situation. Le secrétaire général de l’OTAN ne peut plus, comme il y a 18 mois, proclamer : « Nous sommes en train de gagner en Afghanistan ». L’agressivité croissante des talibans n’est pas niable et la pacification est plus que jamais aléatoire. Des provinces entières sont gagnées par l’insécurité et la légitimité du gouvernement d’Ahmid Karzaï est plus que jamais douteuse après le simulacre des élections présidentielles. Il ne se maintient au pouvoir que parce que les Américains, qui l’ont installé, n’ont pas de solution de rechange à proposer. Mais tout le monde sait que son administration est corrompue, son frère gouverneur de province est ouvertement désigné comme l’un des barons de l’opium et l’armée afghane n’a aucune consistance, avec un taux de désertion parmi les soldats qui approche 30 %.
Face à une telle situation, la réaction spontanée des militaires américains a été de réclamer un renforcement de leurs moyens. Mais les très longues hésitations qui ont précédé la décision du président Obama montrent bien que tout le monde n’était pas convaincu du bien-fondé de la solution. Celle-ci rappelle furieusement l’attitude du général Westmoreland au Vietnam qui, après l’offensive du Têt en 1968, réclamait 200 000 hommes supplémentaires, sans comprendre que ce qui était en jeu était moins un problème de moyens qu’un problème de stratégie. L’histoire semble se répéter, avec les mêmes erreurs initiales qui aboutissent logiquement au même résultat.
L’historien pourrait rappeler une donnée de base : d’Alexandre le Grand au colonisateur britannique, tous les grands conquérants ont essayé de soumettre l’Afghanistan et aucun n’y a jamais durablement réussi. Les Soviétiques, pourtant peu regardants sur les méthodes, s’y sont cassé les dents. On a du mal à concevoir que des sociétés occidentales profondément démilitarisées, hypersensibles aux pertes, puissent réussir, là où tous leurs prédécesseurs ont échoué. Certes, l’armée de la coalition dispose d’une panoplie formidable de moyens, notamment d’un appui aérien impressionnant, mais cette panoplie n’est guère adaptée à la traque de combattants très rustiques, très mobiles, très endurants, qui se fondent dans le paysage et qui n’ont pas peur de la mort. Surtout cette supériorité technique se double d’une méconnaissance absolue de l’environnement. Pratiquement personne ne parle pachtoun ou ouzbek. Comment dès lors établir le moindre contact avec la population, alors que c’est le préalable à toute pacification ? La plupart des soldats de la coalition en poste en Afghanistan tournent tous les six mois et ne sortent pratiquement jamais de leurs grandes bases, ils n’ont aucun contact avec les Afghans. Ils constituent un corps étranger qui suscite logiquement une réaction de rejet.
Celle-ci déborde largement du cercle des talibans qui ne sont que quelques milliers. L’un des chefs historiques de la résistance contre les Soviétiques, Amin Wardak, l’a dit récemment avec brutalité : « Si la démocratie c’est ouvrir des portes à coup de pieds, que les chiens militaires mordent les enfants et que les femmes soient fouillées par des hommes, il est logique que les Afghans se disent qu’ils doivent résister comme leurs parents l’ont fait… Il n’y a donc pas que des talibans parmi les insurgés. Et l’armée afghane n’est pas crédible, elle a toujours été du côté des oppresseurs. Depuis 2001, 40 pays sont présents en Afghanistan, avec 40 objectifs et 40 stratégies différentes, chacun cherchant à imposer son système et sa culture. 40 milliards de dollars ont été investis, on n’en voit pas la trace : pas d’usine, pas de développement de l’agriculture, pas de nouveaux barrages » (1).
Le colonel Michel Goya, chercheur à l’Institut de Recherche Stratégique de l’École militaire, a dressé un constat semblable, lors d’une mission d’étude et d’enseignement à Kaboul : l’armée afghane est incapable de prendre en charge le pays, il n’y a ni vision militaire, ni réel projet politique de la coalition (2).
Le président Obama indique lui-même aux talibans la stratégie à suivre quand il parle d’un retrait à partir de 2011-2012. Il leur suffit de jouer sur la durée, de tenir jusqu’au moment où la coalition en aura assez de rapatrier des cercueils et de constater l’inanité de ses efforts pour reprendre l’offensive lors du grand règlement de comptes qui suivra le départ des alliés.
La sagesse eût probablement été de ne pas s’engager dans une telle entreprise, manifestement au-delà de la volonté des pays occidentaux, dont l’opinion n’accepte plus de mourir pour Kaboul. En 1842, une armée britannique a été surprise par les Afghans sur le chemin du retour après avoir détruit Kaboul. Des 16 000 hommes qui la composaient, il n’en est revenu en tout et pour qu’un unique survivant, le docteur Byron. Cette fois-ci, il suffira de beaucoup moins de pertes pour provoquer un scénario semblable. Mal conçue, mal conduite, cette guerre aura apporté à l’alliance occidentale une humiliation supplémentaire, aura fourni aux islamistes un nouveau terrain d’entraînement et un formidable argument de propagande et aura permis aux trafiquants d’opium de recommencer à inonder l’Amérique et l’Europe. On aurait peut-être dû y songer avant de s’embarquer dans cette aventure. Les moyens pour prévenir ce désastre annoncé sont maintenant difficiles à trouver et à mettre en œuvre. Ils passent, au moins, par une remise à plat de tout un système de décision dominé par les Américains, qui n’a que trop fait la preuve de son inefficacité.
Hervé Coutau-Bégarie
(1) Amin Wardak, « Des criminels au pouvoir », Valeurs actuelles, 15 octobre 2009.
(2) Michel Goya, « Impressions de Kaboul », La Lettre de l’IRSEM, novembre 2009, n°1.