Lorsque l’Annuaire Pontifical de 2020 a été publié, on ne s’est pas intéressé seulement aux statistiques établies sur le nombre de baptisés, de prêtres, de religieux, etc. La rédaction de la page concernant le pape a retenu l’attention et suscité l’émoi, au point que la Salle de presse du Vatican, par le biais d’un article du quotidien Avvenire de la Conférence des évêques d’Italie, donna une interprétation authentique de la nouvelle mise en page.
« Titre historique », titre « historique »
En fait, pour la bien comprendre, il faut remonter dans le temps. Jusqu’à l’annuaire de 2012 compris, la présentation du pape tenait sur une page et était rédigée ainsi : Benoît XVI / Évêque de Rome / Vicaire du Christ (en une police de caractère plus importante), puis la liste des autres titres et enfin une biographie sommaire de Joseph Ratzinger. Dès son élection, François ordonna une présentation sur deux pages : d’abord une page blanche sur laquelle soit seulement écrit sur deux lignes « François / Évêque de Rome » ; et à la page suivante les autres titres et la notice biographique. « Une manière de souligner aussi graphiquement l’importance particulière qu’il accordait au titre d’“Évêque de Rome” par rapport à d’autres associés à la figure du pasteur universel de l’Église. » (Gianni Cardinale, « Papa Francesco, vescovo di Roma ma non solo », Avvenire, 2 avril 2020).
Dans l’édition de cette année, c’est sur la seconde page qu’a porté la modification évoquée. Non seulement les deux blocs (titres, notice biographique) sont inversés, le nom de Jorge Mario Bergoglio étant placé en tête, alors qu’en bas de page sont indiqués les titres ; mais – et c’est cela qui a suscité le plus d’interrogations et de critiques, jusqu’à celle du cardinal Müller –, les titres sont précédés de la mention « titres historiques », le premier (Vicaire du Christ) se présentant désormais dans une typographie identique aux autres.
Nul ne doute que cette modification, comme la première, a été faite avec au moins l’aval de François. On mit en avant l’humilité du pape « notoirement allergique aux titres honorifiques » (Il Messagero, 3 avril 2020). De façon plus consistante, dans l’article de l’Avvenire mentionné, le directeur de la Salle de presse du Vatican expliqua que l’expression « titres historiques » rend compte du lien historique que les titres en question entretiennent avec celui d’Évêque de Rome : « celui qui est désigné par le conclave à la tête de l’Église de Rome reçoit les titres liés à cette élection ». Dès lors, continue l’article, « les titres traditionnels attribués au pape ne sont donc pas « historicisés » mais gardent leur pertinence intacte. Sinon, ils auraient été abolis ». Et de citer le cas du titre de « Patriarche d’Occident » que Benoît XVI abandonna en 2006 : en plus d’avoir été « peu clair depuis les origines », il était devenu « obsolète », selon la note du Conseil pour la Promotion de l’Unité des Chrétiens publiée pour rendre compte de la suppression de ce titre… dans l’Annuaire pontifical de cette année-là.
Cette double modification ouvre trois séries, au moins, de considérations : quant à la personnalisation et même à la subjectivisation des fonctions ecclésiastiques, quant à sa portée ecclésiologique, quant à la disparition des marques de souveraineté de l’Église.
La personnalisation des charges ecclésiastiques
Qu’il y ait, dans la manière selon laquelle le Pape entend être qualifié, une dimension personnelle, c’est indéniable. Dès le premier instant de l’actuel pontificat, il y a eu une mise en scène de l’humilité du nouveau pape – ce qui n’exclut pas la sincérité, dont nous ne saurions juger –, passant entre autre par une rupture avec d’anciennes manières de faire. Une « Église pauvre pour les pauvres », annonça-t-il au lendemain de son élection aux cardinaux réunis.
Mais, agissant ainsi, Jorge Mario Bergoglio, s’il rompait avec certaines pratiques et enthousiasmait un grand nombre, s’inscrivait en fait dans une personnalisation du souverain pontificat qui le précédait. Depuis Jean-Paul II, l’image du pape mettant en avant des traits personnels a pris une importance inédite par la diffusion et l’amplification qu’en donnèrent les médias : il fut, dans les premières années, l’athlète vigoureux parcourant le monde et invitant à ne pas avoir peur ; il devint le vieillard émouvant dans sa maladie et sa persévérance. Les JMJ, mais pas seulement elles (pensons à son dernier pèlerinage à Lourdes), furent des occasions grandioses et assumées de diffusion de ces images. Le contraste fut saisissant quand Joseph Ratzinger lui succéda : une autre image, celle d’un intellectuel se parant de vêtements oubliés sauf des historiens, doux et réservé mais ferme. De l’habillement aux discours, des déplacements jusqu’aux liturgies, on pouvait distinguer l’un de l’autre. Ce qu’on fait aujourd’hui avec François vis-à-vis de ses prédécesseurs
Cette place grandissante des subjectivités individuelles dans le gouvernement et la pastorale – abstraction faite de la médiatisation réservée à quelques-uns – est une réalité assez répandue dans l’Église, parfois source de tensions et de difficultés. Pourquoi demande-t-on par exemple à un curé de paroisse de s’abstenir de certaines manières de faire trop particulières ? Parce qu’il aura un successeur qui agira différemment de lui : tutoyer ses collaborateurs, se faire appeler par son prénom, accepter des célébrations religieuses pour les secondes unions civiles, célébrer en semaine dans une salle du presbytère sans chasuble, inviter le pasteur protestant, dont on est ami, à prêcher un dimanche, etc. Lorsque le successeur arrive et se tient à des comportements plus réservés, guidés par des normes disciplinaires ou liturgiques objectives, etc., l’accusation de cléricalisme ou de rigidité tombe : peut-être à bon droit en partie… mais aussi parce que le prédécesseur a marqué la place d’une empreinte trop subjective. Que la personnalité colore l’exercice d’une fonction, cela est inévitable et même heureux ; mais il est aujourd’hui plutôt à craindre que des normes objectives, celles du missel romain, du Code deDroit canonique, et jusqu’au Catéchisme de l’Église catholique n’occupent pas toujours la place structurante qui devrait être la leur.
Ce qui, en amont, pose la question de la formation des prêtres : la forme de vie assez libre dans les séminaires, la raréfaction des prêtres conduisant à une vie immédiatement solitaire et très active (on n’est plus dans la compagnie… et sous la coupe d’un curé durant plusieurs années) n’aident pas à l’édification de personnalités sacerdotales, non pas selon une uniformité déshumanisante et faussement spirituelle, mais par une imprégnation de manières d’être devant Dieu et devant les hommes, manières héritées et communes. Pour ce faire, il faudrait aussi retrouver ou regagner la vérité que recèle l’expression « le prêtre, un homme séparé » et qui se manifeste par une certaine civilité, un certain cérémonial, une spiritualité sacerdotale, un habit ecclésiastique.
Revenons au pape et à sa manière d’être pape, mais peut-être pas de « faire le pape » selon l’expression italienne. On pourra estimer caricaturale et superficielle la liste des « sept péchés du Pape François » qu’un article d’un quotidien français (
Le Parisien, 22 mars 2020) dressa, comme un amer cadeau d’anniversaire pour les sept ans du pontificat : incontrôlable, autoritaire, éloigné, trop ambitieux, radical, colérique, orgueilleux… Sans que leurs rapports avec ces traits de caractère doivent être approfondis, il est des actes posés par le présent pape qui méritent d’être relevés au titre de cette personnalisation outrée de la fonction, car ils ont atteint comme au contenu propre de cette fonction : celle d’enseignement en se plaisant à livrer régulièrement des considérations à des journalistes (Scalfari du quotidien
La Reppublica est le plus notable), sans contrôle
a posteriori sur les propos rapportés. À quoi on peut ajouter les entretiens, pas si fortuits que cela, dans les avions. C’est aussi la fonction papale de gouvernement que la pratique bergoglienne a changé assez profondément quand il autorisa et même promut la discussion sur des points dont il est plus assuré de considérer qu’ils ont été définitivement tranchés, donnant en plus à ces discussions un sceau d’authenticité par la déclaration qu’elles avaient lieu
sub Petro et cum Petro. En quelque manière, la méthode de travail du Synode sur la famille est plus inquiétante que les résultats, qui n’en sont que la conséquence.
Vicaire du Christ, titre qui signifie le mieux la primauté romaine
La modification de l’Annuaire pontifical soulève aussi des objections d’ordre théologique et ecclésiologique. Le bureau de presse du Vatican, on l’a signalé, l’a justifiée par un motif théologico-historique : il s’est agi de réarticuler les titres pontificaux, le pape François mettant en exergue, sous son nom, le titre originel d’Évêque de Rome et renvoyant les autres, d’abord à la page suivante (il n’est peut-être pas sans signification qu’elle soit un verso et non une page en vis-à-vis de la première), et aujourd’hui sous la mention de « titres historiques ». Non pas, affirme-t-on, pour les abroger ni même pour les historiciser. On ne peut que contredire ce point : il y a clairement une historicisation. Ce qu’il faut, c’est en mesurer la portée. Le procédé n’est pas nouveau et, de prime abord, il paraît être de simple bon sens : il faut replacer les réalités et les concepts dans leur contexte historique. Toutefois, des décennies d’exégèse et de théologie montrent que la contextualisation tourne souvent à la relativisation, à la mise de côté au profit d’autres réalités et d’autres concepts. Un certain travail sur la Bible a ainsi abouti à l’affirmation, maintenant commune, du caractère non-historique de beaucoup de récits, à commencer par ceux du Pentateuque, mais encore de nombre de miracles de Jésus et jusqu’à sa Résurrection. En son temps, pour donner un autre exemple, dans l’encyclique Mysterium Fidei, Paul VI avait dû rappeler que la transsubstantiation n’était pas pour l’Eucharistie un concept obsolète des temps scolastique ou tridentin, pouvant et devant être remplacé par d’autres (transfinalisation, transsignification). Voilà ce que peut être aussi l’historicisation.
Sur la base de ce rapide excursus, une première remarque s’impose : est-il légitime de disposer ce qui le concerne sur deux pages comme l’a fait François, avec comme justification que les titres de la deuxième page dérivent de celui de la première ? On se contentera de rappeler ici quelques extraits de la constitution Pastor æternus du concile Vatican I qui a donné la formulation dogmatique de la primauté romaine. L’élection au Siège de Rome est certainement fondamentale : « Quiconque succède à Pierre en cette chaire reçoit, de par l’institution du Christ lui-même, la primauté de Pierre sur toute l’Église. » Toutefois, ce n’est que la modalité de la transmission de la primauté, pas la primauté elle-même, qui est celle-ci : « Nous enseignons et déclarons que l’Église romaine possède sur toutes les autres, par disposition du Seigneur, une primauté de pouvoir ordinaire, et que ce pouvoir de juridiction du Pontife romain, vraiment épiscopal, est immédiat. ». Ce pouvoir, non seulement est reçu du Christ qui l’a institué, il est aussi le pouvoir du Christ lui-même transmis à Pierre et à ses successeurs. Ainsi, lorsque la constitution conciliaire donne au pontife romain ses titres : « le successeur du bienheureux Pierre, le chef des Apôtres et le vrai Vicaire du Christ, la tête de toute l’Église, le père et le docteur de tous les chrétiens », c’est bien celui de « Vicaire du Christ » qui est central car il est celui qui contient le mieux la signification de la primauté romaine définie. Le choix éditorial de l’Annuaire pontifical n’apparaît donc pas fondé théologiquement, au contraire : il met en avant une priorité dans le temps et, par là, cache l’essentiel (ce qu’est la primauté) et renverse la dépendance (c’est pour être Vicaire du Christ – qui est la fin voulue par le Christ – qu’un homme est élu comme Évêque de Rome). L’ancienne présentation manifestait bien la primauté en écrivant en plus grand « Vicaire du Christ », ainsi que la modalité de cette transmission en faisant précéder ce titre par celui d’Évêque de Rome.
Ce grave défaut théologique se double d’un problème ecclésiologique qui ne manque pas d’apparaître si l’on place cette distorsion dans le cadre plus général des paroles de François : méfiance et critiques acerbes envers la Curie, volonté de donner aux conférences épiscopales une compétence doctrinale, retour à une décentralisation en matière liturgique (reconnaissance des traductions liturgiques) concédée par Paul VI, mais que Jean-Paul II avait restreinte.
C’est dans ce chemin-là d’interprétation que certains se sont avancés : ainsi, par exemple, le journaliste Luigi Accattoli, dont un article (« Vescovo di Roma, vicario du Cristo ») a été repris sur le blog de la revue Il Regno, fondée par les pères Déhoniens. Accattoli note que la décision de François consonne avec les vœux de la Commission théologique internationale en 1970, repris par Congar dans un article de Concilium, en 1975 : éviter les titres qui risquent d’être mal compris comme Chef de l’Église, Vicaire du Christ, Souverain Pontifie et leur préférer Pape, Saint-Père, Évêque de Rome, Successeur de Pierre, Pasteur suprême de l’Église. Quand on sait l’influence majeure du Père Congar dans la pensée bergoglienne, le rapprochement opéré ici semble opportun. Luigi Accattoli poursuit en affirmant que la raison du refus du titre de « Vicaire du Christ » tient en ce que, au regard de l’histoire, le terme convient et revient à tout évêque. Et de conclure : « Dans l’utilisation du titre de “Vicaire du Christ” pour le pape, il faut tenir compte du fait qu’il s’appliquait à l’origine à l’Évêque de Rome dans la mesure où il était attribué à chaque évêque : c’est en ce sens que nous devons également le comprendre aujourd’hui, sinon il en dit trop. Et c’est pour ne pas trop en dire que François l’a placé parmi les « titres historiques ». »
De Paul VI à François, un dépouillement continu des signes extérieurs de la papauté
Une troisième série de considérations peut être tirée de l’épisode récent. Et, à nouveau, le pape François n’apparaît que comme le continuateur d’un processus plus ancien, bien qu’assez récent. Lors de sa première apparition, le soir de son élection, Jorge Mario Bergoglio ne s’attribua que le titre d’Évêque de Rome. Dans le même temps, il ne revêtit, sauf la soutane blanche, aucun des vêtements et ornements auxquels on s’attendait : ni la mozette rouge ni l’étole pastorale (qu’il prit seulement pour la bénédiction), ayant conservé sa croix pectorale d’évêque et ses simples chaussures noires…
Depuis Paul VI jusqu’à François, Benoît XVI a, seul, freiné quelque peu le dépouillement continu des signes extérieurs de la papauté : abandon de la tiare par Paul VI, de la cérémonie du couronnement par Jean-Paul Ier, de la sede gestatoria par Jean-Paul II, des camériers refondus en gentilshommes de Sa Sainteté par Paul VI et dont le recrutement est interrompu depuis mai 2013. Si Benoît XVI reprit certains atours traditionnels, ce fut lui tout de même qui supprima la tiare des armoiries pontificales, bien qu’elle ait réapparu discrètement et partiellement en 2010, étant utilisée alternativement avec la mitre à trois bandes horizontales, dont le pape François paraît avoir fait le choix définitif.
À ces signes extérieurs, dont on pourra considérer qu’ils étaient obsolètes, mais dont on se permet de relever la logique de disparition progressive et systématique – seule la soutane blanche y échappant –, il convient d’ajouter les abandons liturgiques, plus fondamentaux. Visible était dans la liturgie ce qui distinguait le pape de tout autre prêtre ou évêque. Plus que certaines particularités et complications, il y avait dans le déroulement de la messe papale la manifestation de la constitution divine et hiérarchique de l’Église, proclamation d’un ordo spécifique, norme qui irriguait toute la liturgie de l’Église : la messe pontificale de l’évêque en sa cathédrale (dérivée de la messe papale) était la référence, et les messes solennelles, chantée et basse en étaient des réductions progressives. Le nouvel ordo missæ, promulgué par Paul VI, prétend toujours manifester la réalité ecclésiologique, toutefois sensiblement différente : la messe paroissiale est aujourd’hui la forme normative, celles de l’évêque ou du pape n’en sont qu’une amplification modérée et n’ont plus de signification ou de symbolisme propre. Ou plutôt, si : la messe d’un évêque sera d’autant plus épiscopale que le nombre de concélébrants du presbyterium sera important et que les fidèles participeront de manière active par des lectures, des processions, des chants, etc.
De 1987 à 2007, Mgr Piero Marini fut le cérémoniaire du pape. Au terme de ces années de service, il a livré dans une conférence ses réflexions sur – c’est le titre du document – « l’adaptation de la liturgie pape à la réforme liturgique du Concile Vatican II ». Fort instructif. Ne relevons, concernant Jean-Paul II, que cette appréciation : « La participation active, en soi, exige toutefois l’adaptation à la culture locale. Par conséquent, cette participation est devenue, à Rome, en Europe, et surtout dans les différentes communautés que le Pape a visitées, en Afrique, en Asie et en Amérique latine, une adaptation de la liturgie aux différentes cultures. » L’universalité liturgique de l’Église, manifestée dans et par les liturgies papales, voit son mouvement inversé : auparavant, du centre vers l’ensemble de la catholicité, aujourd’hui des périphéries vers le centre, avec éventuellement les connotations morales associées à ces deux termes, positives pour les premières, négatives pour le second.
Abbé Jean-Marie Perrot