Un beau texte de Philippe de Villiers à notre monde honteusement confiné
publié dans regards sur le monde le 7 décembre 2020
Philippe de Villiers: «La leçon de vie et de panache du Vendée Globe à notre monde confiné»
TRIBUNE – Le sauvetage homérique de Kevin Escoffier par Jean Le Cam est d’autant plus héroïque qu’il tranche avec la morosité d’un monde arrêté par la crise sanitaire et le «sanitairement correct», souligne le créateur de cette course légendaire avec Philippe Jeantot.
«C’est incroyable. Personne ne sait où se trouve la Vendée, où la situer sur la carte de France. Quant au Vendéen lui-même, il s’accepte, avec résignation, dans cette infirmité d’image qui, aux yeux du monde, le présente comme une sorte de niais granitique que la sociologie des experts classe généreusement dans la catégorie au nom évocateur de “rural profond”.» Voilà ce que j’entends tous les jours à Paris…
Comment sortir de cette résignation? Comment changer l’image que la France se fait de la Vendée et l’image que le Vendéen a de lui-même?
Il faut faire rêver les Vendéens, les porter au-dessus d’eux-mêmes, et montrer au monde que le double cœur (symbole de la Vendée, NDLR) est un logo de conquête, d’ouverture, de risque et de modernité.
Nous sommes en 1987. J’ai la chance, à ce moment de ma réflexion, de retrouver Philippe Jeantot, rencontré pour la première fois lors de sa victoire au Boc Challenge, à Rio, en 1983.
Il me propose une course autour du monde en solitaire et sans escale, le «Tour du monde» de Jules Verne, la course de l’extrême. En termes d’image, je devine tout de suite les virtualités d’un événement qui associe la mer, l’aventure et la voile.
Ainsi est né le Vendée Globe, le dimanche 26 novembre 1989. Depuis le chenal des Olonnes, le rêve s’est déployé, il a pris le large et porté son aura jusqu’au bout du monde. Le rêve est devenu planétaire. Les éditions se sont succédé tous les quatre ans. On peut dire que l’Everest des mers, d’année en année, continue à tenir toutes ses promesses.
C’est une des dernières aventures du monde moderne. Il y a, qui court sur l’eau, d’un océan à l’autre, dans cette trame épique de l’improbable, d’une vague scélérate à l’autre, d’une soudaine avarie à l’autre, le même souci de l’exploit, de l’endurance, de la mort qu’on frôle, du risque insensé qu’on choisit de prendre à gravir des murs d’eau.
Le Vendée Globe a connu des drames qui nous ont tous marqués mais aussi des sauvetages incroyables qui nous ont captivés, tenus en haleine…Le dernier en date est magnifique, il restera dans les annales. C’était il y a quelques jours…On imagine cette nuit de folie, avec 35 nœuds de vent, le bateau d’Escoffier cassé en deux par une mer furieuse et sans pitié. Et puis une petite hutte flottante, juste gonflée, qui dérive comme un bouchon de liège ballotté sur l’Atlantique sud. Il faut attendre… attendre… et brandir d’un geste dérisoire, à bout de bras, une lampe de poche, comme un flash entre les creux et les bosses… Et puis survient le miracle. Voici que surgit de nulle part, avec deux ris dans la grand-voile, le «roi Jean» – qu’on appelle ainsi chez les connaisseurs, à cause de son palmarès. Il jette à toute force une bouée rouge… Escoffier, le naufragé, est sauvé… Longuement, les deux marins s’étreignent… Toute l’humanité est dans ce geste fraternel, où les larmes de joie ont le goût du sel des océans et des saveurs exquises des antiques chevaleries de la haute mer.
Pendant ce temps-là, il y a toute une société qui est restée à terre et qui, vivant la tragédie par procuration et participation virtuelle, quémande les images sur le smartphone. Une société numérisée, une société confinée, assignée à résidence. Entre les marins et nous, soudain, c’est une béance. Ce sont deux mondes – celui du rêve et celui du cauchemar -, le rêve du grand large et des mers démontées, où on prend la tempête et la vie, où on rit sur la crête, apeuré et gaillard, et puis le cauchemar – le nôtre -, celui du bâillon et de l’attestation, celui où on ne vit plus, où on tremble de peur à tirer des bords, penché à la fenêtre, au-dessus du vide de la rue morte. «Ô que ma quille éclate! Ô que j’aille à la mer!», s’écriait déjà le poète désespéré.
En nos enfermements dictés par l’ordre sanitaire, chacun de nous peut lire, dans cette action d’éclat admirable et haletante, par-delà l’exploit héroïque, une sorte de sauvetage allégorique, le sauvetage en mer de ce que nous avons lamentablement perdu à terre.
Et d’abord le risque – le goût du risque. Le risque de la mer, de la trombe, le risque d’être dominé, emporté par les éléments, le risque de devoir s’en remettre au fatum, au fiat, quand on n’est plus qu’une petite coquille de noix dans les écumes. Le risque de la vie, de la vie intense, mordue à pleines dents – la vie du risque -, portée par l’idée qu’il y a, en chacun de nous, des ressorts intimes qui inclinent à préférer justement la vraie vie, celle où l’on vit vraiment, à la survie biologique, où on se tient en vie juste au-dessus de la ligne de flottaison, où l’on vivote et traîne ses nonchalances digitalisées entre la salle d’eau et les poissons rouges, où la seule aventure n’est plus que de promener son chien, un Ausweis à la main, dans un rayon d’un kilomètre, où l’on triomphe par avance à l’idée de slalomer quelques mètres à visage découvert entre les écueils des procès-verbaux.
La vraie vie, c’est celle qui met la vie au-dessus des viscères et nécessités de nature, c’est la vie de l’esprit, des enchantements de l’âme, de la grandeur, de l’oblation du regard, du sacrifice… Emmanuel Macron a dit: «Il n’y a rien au-dessus de la vie.» Désolé… il y a des valeurs qui, au-dessus de la vie, lui donnent un sens, un goût, une légitimité.
Oui, ce sauvetage est allégorique par le contraste entre la mer déchaînée, labourée par des hommes libres, et le sanitairement correct aux relents liberticides. Notre société confinée fait du cabotage sur la rive ensablée d’ennui et de règlements. On navigue sur WhatsApp… On imagine Castex, toujours cocasse, obligeant les marins du Vendée Globe à passer au télétravail…
Tous ces marins qui ont largué les amarres n’ont pas eu à consulter le Conseil scientifique pour savoir si la mer est un bien essentiel ou non essentiel. Ils voguent dans les rouleaux, sans se confiner dans le cockpit, ils grimpent au mât en sachant que la moindre erreur peut leur briser l’étrave. Ces hommes-là jouent leur peau ! Quand Le Cam embrasse le naufragé, il ignore les gestes barrières. Quelle chance ont-ils d’être «dans le présentiel» pendant que nous cultivons, avec une délicieuse prémonition toute numérique, le grand reset distanciel… C’était bien la peine d’inventer le progrès, pour finir dans la suspicion, la délation de tous les embarqués de l’immeuble…
Les aventuriers du Vendée Globe, porteurs asymptomatiques du virus de témérité, n’appartiennent pas à notre monde de l’hygiénisme d’État et de l’écocide, ils vivent avec les
albatros et leurs torpeurs – et ils s’en arrangent -, sans gel hydroalcoolique et sans l’immunité des vaccins.
ls ne connaissent ni la claustration ni la crainte. Ils vivent de courage et de soleils levants, ils renouent avec la tradition de ces marins qui escrimaient en mer, au nom de l’honneur et de l’ancre de la miséricorde, de ces officiers qui portaient à leur chapeau, comme les jeunes cyrards du serment de 14 à leur shako, une plume blanche, de ces amiraux qui revendiquaient l’honneur d’être ainsi désignés comme des cibles, se sachant ainsi les premiers visés. C’était un temps où on avait coutume de préférer la mort au déshonneur, où les petits conscrits de Chambretaud inscrivaient, en lettres d’or, sur leur drapeau de la classe «14»: «Quand la France voudra».
Le «roi Jean», au cap de Bonne-Espérance, en cette nuit de cirés glorieux, a réinventé le panache français, quand l’urgence du devoir ne conduit pas à la préservation mais à l’exposition de soi, lorsqu’on combat non pas pour sa personne mais pour un bien supérieur à soi et qui justifie qu’on aille poitrine au vent face au péril.
Aujourd’hui, le panache est remplacé par le masque, devenu l’ornement métaphorique de l’obsolescence du courage, comme l’a dit Fabrice Hadjadj.
Alors, oui, dans ce sauvetage allégorique, il y a, en filigrane, une illustration de ce qui est au cœur du mystère indicible de nos civilités et qui nous ramène à la parabole fondatrice du «baiser du lépreux». Qu’est-ce qui peut bien secrètement pousser Jean Le Cam à planter la quille, à changer de route, à sortir du classement, à faire une croix sur une course méticuleusement préparée depuis quatre ans? Qu’est-ce donc qui le porte au secours de son concurrent en perdition? C’est l’instinct, tout simplement. L’instinct d’un garçon civilisé, qui a su garder en lui, depuis l’enfance, les points précieux des charités élémentaires. C’est aussi la certitude intuitive que, même en haute mer, dans une course en solitaire, on n’est pas seul.
Parmi les poissons volants, les moiteurs du Pot au Noir, les Quarantièmes Rugissants, il y a l’entraide, l’essentielle dissymétrie éthique quand on se sent prêt à jouer sa vie au caprice des éléments pour sauver la vie de l’autre.
En mer, tout est distance, on est si loin les uns des autres! Et pourtant ces compétiteurs acharnés gardent dans leurs entrailles de quoi choyer l’idée que le lointain demeure un prochain. Et que l’élégance impose, sur le sillon d’écume, de se dérouter pour autrui.
Ces hommes rudes, aux humeurs rogneuses et qui pratiquent l’excès sans l’outrance, la tendresse sans la grandiloquence, sauvent ce qu’il reste de civilisation. Ils s’appliquent à orner leur parcours du fameux «Aime ton prochain comme toi-même». Pendant que nous, les confinés, les distanciés, entravés par les muselières, pétris de bonnes petites paniques précautionneuses, nous nous exerçons à un nouveau commandement: «Méfie-toi de ton prochain pour toi-même.» Le risque de voisinage nous fait marcher à visage couvert. Il ne s’agit plus de sourire à quiconque et d’ouvrir les fenêtres de l’âme. Le seul risque, pour nous, c’est l’Autre. Et le seul risque que courent nos élus, c’est le risque pénal.
Oui, ce sauvetage allégorique éclaire d’une lumière crue le fait de ravaler l’homme à la vie nue et d’élever ainsi la survie au rang de valeur suprême. On muselle les enfants comme des adultes et on infantilise les adultes redevenus des enfants de la peur.
Que penseront demain tous ces petits masqués, qui ont été sacrifiés parce que, pour protéger la survie des gérontes, on a décidé d’arrêter la vie, d’arrêter leur vie, de suspendre leurs
destins, d’assigner leurs songes comme si on mettait les marées et les vagues sur la touche «pause»? Sans doute jugeront-ils monstrueux cet Absurdistan qui les a privés de leurs rêves, de leurs courses à la cueillette des fleurs de civilisation.
Au moins peuvent-ils, depuis la société virtuelle, suivre le Vendée Globe, comme un petit filet de lumière, un petit filet de vie, un petit filet de liberté sur la mer toujours recommencée que le célèbre navigateur Alain Colas a dénommée pour toujours«le plus grand stade du monde».
Pauvres enfants de France, victimes des vieux soixante-huitards qui grâce au transhumanisme voudraient être éternels, ils auront à rembourser, toute leur vie, les dettes abyssales et folles de ces milliards d’assignats qui volent au-dessus de nos têtes. Ils raconteront nos confinements généralisés, ils se souviendront de nos ardeurs au marteau-pilon pour écraser une mouche. Ils feront rire leur progéniture avec nos histoires de tire-fesses enrayés par l’inénarrable Castex, le nouveau Laspalès… Ils s’amuseront de nous avoir vus courir sur la moquette pour échapper au Docteur Knock qui s’acharne à soigner Kafka.