Les Nouvelles de Chrétienté N° 168 : De la CAUSE EFFICIENTE DE LA PASSION de Notre Seigneur Jésus-Christ
publié dans somme de saint thomas le 6 mars 2009
Dans la question 47 de la IIIa Pars de la Somme théologique, saint Thomas étudie le problème de la cause efficiente de la Passion du Christ, c’est-à-dire, des auteurs de la Passion de NSJC. Quels sont-ils ? Et quelles sont leurs responsabilités respectives. Les réponses de saint Thomas nous permettront de bien répondre, avec les distinctions nécessaires, à la grande préoccupation juive: de la responsabilité juive dans la Passion du Christ : « se garder par-dessus tout de l’affirmation courante et traditionnelle que le peuple juif a commis le crime inexpiable de déicide, et qu’il en a pris sur lui, globalement, toute la responsabilité ; se garder d’une telle affirmation non seulement parce qu’elle est nocive, génératrice de haines et de crimes, mais aussi parce qu’elle est radicalement fausse » (14ème proposition de Jules Issac) ainsi que de voir les insuffisances et les imperfections de Nostra aetate, le texte conciliaire sur le sujet. Saint Thomas se pose 6 questions :
1. Le Christ a-t-il été mis à mort par autrui ou par lui-même? – 2. Pour quel motif s’est-il livré à la Passion? – 3. Est-ce le Père qui l’a livré à la Passion? – 4. Convenait-il qu’il souffre par la main des païens, ou plutôt des Juifs? – 5. Ses meurtriers l’ont-ils connu? – 6. Le péché de ses meurtriers.
La cinquième question est particulièrement importante pour répondre à la « problématique » de Jules Isaac
De ces six articles, les deux premiers examinent la part du Christ dans le fait de sa mort ; le troisième, la part du Père ; les trois autres, la part des hommes.
Les gens pressés peuvent tout de suite aller à l’article 5. Mais je donne les articles précédents parce qu’ils sont intéressants, même s’ils n’ont pas une importance immédiat pour régler la question ici traitée.
Pour ce qui est de la part du Christ, saint Thomas se demande, d’abord, si, en effet le Christ peut être dit avoir eu une part dans le fait de sa mort ; et, en second lieu, quel a été le motif ou le mobile qui a porté le Christ à se livrer ainsi à la Passion et à la mort. Le premier point fait l’objet de l’article premier.
ARTICLE 1: Le Christ a-t-il été mis à mort par autrui ou par lui-même?
Objections:
1. Le Christ lui-même dit (Jn 10, 18): « Personne ne me prend ma vie, c’est moi qui la donne. » Le Christ n’a donc pas été mis à mort par d’autres, mais par lui-même.
2. Ceux qui sont mis à mort par d’autres s’éteignent peu à peu par l’affaiblissement de leur nature; cela se remarque surtout chez les crucifiés car, selon S. Augustin ils » étaient torturés par une longue agonie ». Mais ce ne fut pas le cas du Christ car » poussant un grand cri, il expira » (Mt 27, 50). Le Christ n’a donc pas été mis à mort par d’autres, mais par lui-même.
3. Être mis à mort, c’est mourir d’une mort violente et par suite, ce qui est violent s’opposant à ce qui est volontaire, mourir d’une mort subie contre son gré. Or, S. Augustin le fait observer, » l’esprit du Christ n’a pas quitté sa chair malgré lui, mais parce qu’il le voulut, quand il le voulut, et comme il le voulut ». C’est donc par lui-même et non par autrui que le Christ a été mis à mort.
Cependant: le Christ annonçait en parlant de lui-même (Lc 18, 33): « Après l’avoir flagellé, ils le tueront. »
Conclusion:
« Il y a deux manières d’être cause d’un effet.
1° En agissant directement pour cela. C’est de cette manière que les persécuteurs du Christ l’ont mis à mort; car ils lui ont fait subir les traitements qui devaient amener la mort, avec l’intention de la lui donner. Et la mort qui s’en est suivie a été réellement produite par cette cause.
2° Indirectement, en n’empêchant pas cet effet; par exemple on dira qu’on mouille quelqu’un en ne fermant pas la fenêtre par laquelle entre la pluie. En ce sens, le Christ n’a pas écarté de son propre corps les coups qui lui étaient portés, mais a voulu que sa nature corporelle succombe sous ces coups, on peut dire que le Christ a donné sa vie ou qu’il est mort volontairement ».
Le Christ pouvait en effet empêcher cette Passion et cette mort. Il le pouvait d’abord, en réprimant ses adversaires, de telle sorte qu’ils ne voulussent pas ou qu’ils ne pussent pas le mettre à mort. On l’a vu au Jardin des Oliviers. Le Christ a terrassé ses ennemis. Il le pouvait aussi, parce que son esprit avait la puissance de conserver la nature de sa chair pour qu’aucune cause de lésion qui lui serait infligée ne parvint à l’accabler : puissance que l’âme du Christ avait parce qu’elle était unie au Verbe de Dieu dans l’unité de sa Personne. Par cela donc que le Christ ne repoussa point de son propre corps les coups qui lui étaient portés mais qu’Il voulut que la nature corporelle succombât sous ces coups, Il est dit avoir disposé Lui-même son âme ou sa vie et être mort volontairement.
Solutions:
1. » Personne ne prend ma vie », dit le Christ; entendez: « sans que j’y consente », car prendre, au sens propre du mot, c’est enlever quelque chose à quelqu’un contre son gré et sans qu’il puisse résister.
2. Pour montrer que la passion qu’il subissait par violence ne lui arrachait pas son âme, le Christ a gardé sa nature corporelle dans toute sa force; aussi, à ses derniers instants, a-t-il poussé un grand cri; c’est là un des miracles de sa mort. D’où la parole de Marc (15, 39): « Le centurion qui se tenait en face, voyant qu’il avait expiré en criant ainsi, déclara: « Vraiment cet homme était le Fils de Dieu ! » «
Il y eut encore ceci d’admirable dans la mort du Christ, qu’il mourut plus rapidement que les hommes soumis au même supplice. On lit dans S. Jean (19, 32) qu’on » brisa les jambes » de ceux qui étaient crucifiés avec le Christ » pour hâter leur mort « : mais » lorsqu’ils vinrent à Jésus, ils virent qu’il était déjà mort et ils ne lui rompirent pas les jambes ». D’après S. Marc (15, 44), » Pilate s’étonna qu’il fût déjà mort ». De même que, par sa volonté, sa nature corporelle avait été gardée dans toute sa vigueur jusqu’à la fin, de même c’est lorsqu’il le voulut qu’il céda aux coups qu’on lui avait porté.
3.En mourant le Christ, tout à la fois, a subi la violence et est mort volontairement, puisque la violence faite à son corps n’a pu dominer celui-ci que dans la mesure où il l’a voulu lui-même ».
Ainsi c’est en toute vérité que le Christ s’est livré Lui-même à la mort ; bien que cependant, en toute vérité aussi, cette mort lui ait été donnée par ses bourreaux.
Mais quelle fut bien, de sa part, la cause qui le fit ainsi aller à la mort et l’accepter volontairement ? Quel en fut le motif. Devons nous dire que ce fut par obéissance ? Saint Thomas y répond dans l’article 2
ARTICLE 2: Pour quel motif le Christ s’est-il livré à la Passion?
Trois Objections:veulent prouver que le Christ n’est pas mort par obéissance.
1. L’obéissance répond au précepte. Or aucun texte ne nous dit que le Christ ait reçu la précepte de souffrir.
2. On ne fait par obéissance que ce que l’on accomplit sous la contrainte d’un précepte. Or le Christ n’a pas souffert par contrainte mais volontairement.
3. La charité est une vertu supérieure à l’obéissance. Mais il est écrit que le Christ a souffert par charité (Ep 5, 2): « Vivez dans l’amour, de même que le Christ nous a aimés et s’est livré lui-même pour nous. » La passion du Christ doit donc être attribuée à la charité plus qu’à l’obéissance.
Cependant: il est écrit (Ph 2, 8) » Il s’est fait obéissant à son Père jusqu’à la mort. »
Conclusion:
Il est de la plus haute convenance que le Christ ait souffert par obéissance.
1° Parce que cela convenait à la justification des hommes: « De même que par la désobéissance d’un seul, beaucoup ont été constitués pécheurs, de même aussi, par l’obéissance d’un seul, beaucoup sont constitués justes » (Rm 5, 19).
2° Cela convenait à la réconciliation de Dieu avec les hommes. » Nous avons été réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils » (Rm 5, 10), c’est-à-dire en tant que la mort du Christ fut elle-même un sacrifice très agréable à Dieu: « Il s’est livré lui-même à Dieu pour nous en oblation et en sacrifice d’agréable odeur » (Ep 5, 2). Or l’obéissance est préférée à tous les sacrifices d’après l’Écriture (1 S 15, 22): « L’obéissance vaut mieux que les sacrifices. » Aussi convenait-il que le sacrifice de la passion du Christ eût sa source dans l’obéissance.
3° Cela convenait à la victoire par laquelle il triompha de la mort et de l’auteur de la mort. Car un soldat ne peut vaincre s’il n’obéit à son chef. Et ainsi l’homme Christ a obtenu la victoire en obéissant à Dieu: « L’homme obéissant remportera la victoire » (Pr 21, 28 Vg).
Commentaire du Père Pègues : Cette dernière raison, jointe aux deux autres, éclaire d’un jour magnifique toute l’histoire du genre humain. On peut dire du genre humain, dans la suite de son histoire, que tout s’y ramène à une question de vie et de mort, rattachée elle-même à une question d’obéissance et de désobéissance. Dieu avait créé l’homme, pouvant cependant être mortel de sa nature, dans un état de vie qui ne connaissait point la mort ; mais à une condition : qu’il observerait un précepte, d’ailleurs très facile que Dieu lui donnait pour marquer sa dépendance à l’endroit du Créateur. Il était du reste, expressément averti que s’il désobéissait, il mourrait de mort. L’homme eut le malheur de ne point tenir compte de cette défense et de cette menace. Emporté par un mouvement d’orgueil, à la suggestion du Tentateur perfide, il désobéit à Dieu. Aussitôt le privilège de vie immortelle, accordée par Dieu à la nature humaine dans la personne du premier homme lui fut enlevé. Pour toujours désormais, la mort devait régner dans le genre humain déchu. Mais Dieu, dans sa miséricorde, allait tout restaurer en vue d’un triomphe éblouissant sur la mort et sur le démon, qui en était le premier auteur. Il allait créer l’Homme Nouveau, par lequel Il remporterait sa victoire. Le démon avait vaincu en amenant l’homme premier à désobéir. Dieu allait vaincre en se donnant, dans l’Homme Nouveau, un obéissant parfait. Et, de même que la désobéissance du premier avait causé la mort en violant le précepte auquel était attaché l’immortelle vie ; de même l’Homme Nouveau restaurerait la vie en observant fidèlement et par obéissance au Chef, Dieu lui-même, Souverain maître de la mort et de la vie, le précepte qui lui commandait d’aller à la mort. Toute l’économie des conseils de Dieu, dans l’histoire du genre humain, tient dans ce double contraste : d’une vie immortelle perdue par une désobéissance qui méprisait le précepte de la vie ; et de cette même vie immortelle reconquise par une obéissance qui embrasserait amoureusement le précepte de la mort.
Solutions:
1. Le Christ avait reçu de son Père le précepte de souffrir. On lit en effet en S. Jean (10, 18): « J’ai le pouvoir de donner ma vie, et le pouvoir de la reprendre, tel est le commandement que j’ai reçu de mon Père. »
S. Jean Chrysostome explique: « Ce n’est pas qu’il ait dû entendre ce commandement et qu’il ait eu besoin de l’apprendre, mais il a montré qu’il agissait volontairement, et il a détruit tout soupçon d’opposition à son Père. »
Cependant, parce que la foi ancienne a atteint son terme avec la mort du Christ, puisqu’il a dit lui-même en mourant (Jn 19, 30): « Tout est consommé », on peut comprendre que par sa passion le Christ a accompli tous les préceptes de la loi ancienne. Les préceptes moraux fondés sur le précepte de la charité, il les a accomplis en tant qu’il a souffert par amour pour son Père, d’après sa parole en S. Jean (14, 31): « Pour que le monde sache que j’aime mon Père, et que j’agis comme mon Père me l’a ordonné, levez-vous, sortons d’ici » pour aller au lieu de la Passion; et il a souffert également par amour du prochain, selon S. Paul (Ga 2, 20) » Il m’a aimé et s’est livré pour moi ».
Quant aux préceptes cérémoniels de la loi, qui sont surtout ordonnés aux sacrifices et aux oblations, il les a accomplis par sa passion, en tant que tous les anciens sacrifices étaient des figures de ce vrai sacrifice que le Christ a offert en mourant pour nous. Aussi est-il écrit (Col 2, 16): « Que personne ne vous critique sur la nourriture et la boisson, ou à cause des jours de fête ou des néoménies, qui ne sont que l’ombre des choses à venir, tandis que la réalité, c’est le corps du Christ », en ce sens que le Christ leur est comparé comme le corps à l’ombre.
Quant aux préceptes judiciaires de la loi, qui ont surtout pour but de satisfaire aux dommages subis, le Christ les a aussi accomplis par sa passion; car, selon le Psaume (69, 5), » ce qu’il n’a pas pris, il l’a rendu », permettant qu’on le cloue au bois à cause du fruit que l’homme avait dérobé à l’arbre du paradis, contre le commandement de Dieu.
2. L’obéissance implique une contrainte à l’égard de ce qui est prescrit; mais elle suppose aussi l’acceptation volontaire à l’égard de l’accomplissement du précepte. Et telle fut l’obéissance du Christ. La passion et la mort, considérées en elles-mêmes, étaient opposées à sa volonté naturelle; cependant il a voulu accomplir sur ce point la volonté de Dieu d’après le Psaume (40, 9): « Faire ta volonté, mon Dieu, je l’ai voulu », ce qui lui a fait dire (Mt 26, 42): « Si cette coupe ne peut passer loin de moi sans que je la boive, que ta volonté soit faite. »
3. Que le Christ ait souffert par charité et par obéissance, c’est pour une seule et même raison: il a accompli les préceptes de la charité par obéissance, et il a été obéissant par amour pour le Père lui donnait ces préceptes. »
Ainsi le Christ s’est livré Lui-même à la Passion et à la mort. Comme Dieu et comme homme, et comme Verbe incarné ou Dieu-Homme, non seulement, il n’y avait, pour Lui, aucune nécessité de souffrir ou de mourir, mais Il avait tout Pouvoir, un pouvoir absolu d’éviter la Passion et la mort. Toutefois Il a voulu les subir. Et c’est parce qu’Il a voulu les subir qu’en effet la Passion et la mort l’ont atteint. D’où il résulte qu’en toute vérité Il s’est sacrifié lui-même ; ce qui est la raison de son sacerdoce. Or il l’a fait par obéissance, pour accomplir ce qu’Il savait être une pensée arrêtée dans les conseils de Dieu son Père, une volonté ferme portant sur un dessein qui devait montrer en pleine lumière la sagesse, la bonté , la puissance infinie de Dieu dans l’économie de son Œuvre par excellente : la restauration, par la mort volontaire de son Fils sur la Croix, de l’œuvre ruinée au début du genre humain par la désobéissance du premier home détachant de l’arbre du Paradis terrestre, à l’instigation du Démon, le fruit défendu.
Cette volonté formelle du Père permettra-t-elle de dire en toute vérité que le Père a livré Lui-même son Fils à la Passion et à la mort. La question est d’une portée extrême pour la parfaite intelligence du langage biblique et chrétien dans le grand mystère de la Rédemption.
Saint Thomas va la résoudre à l’article qui suit
ARTICLE 3: Est-ce le Père qui a livré le Christ à la Passion?
Trois Objections veulent prouver que Dieu le Père n’ a point livré le Christ à la Passion:
1. Il semble inique et cruel qu’un innocent soit livré à la passion et à la mort. Or » Dieu est fidèle et sans aucune iniquité » (Dt 32, 4). Donc il n’a pas livré le Christ innocent à la passion et à la mort.
2. On n’est pas livré à la mort par soi-même en même temps que par un autre. Or le Christ s’est livré lui-même pour nous selon Isaïe (53, 12): « Il s’est livré à la mort. » Donc il ne semble pas que Dieu le Père l’ait livré.
3. Judas est incriminé d’avoir livré le Christ aux Juifs, selon cette parole rapportée par S. Jean (6, 70): « »L’un de vous est un démon. » Jésus parlait de Judas qui devait le livrer. » De même encore les Juifs sont incriminés de l’avoir livré à Pilate, qui disait lui-même (Jn 18, 35): « Ta nation et tes grands prêtres t’ont livré à moi. » Pilate aussi » le livra pour qu’il soit crucifié » ( Jn 19, 16). Or, dit S. Paul (2 Co 6, 14), » il n’y a aucun rapport entre la justice et l’iniquité ». Il semble donc que Dieu le Père n’a pas livré le Christ à la passion.
Cependant: il est écrit (Rm 8, 32): « Dieu n’a pas épargné son Fils unique, mais il l’a livré pour nous tous. »
Conclusion:
Dans cette conclusion, Saint Thomas rappelel d’un mot la conclusion de l’article précédent et en tire tout de suite une triple preuve pour établir la conclusion du présent article : « Nous l’avons montré à l’Article précédent: le Christ a souffert volontairement, par obéissance à son Père. Aussi Dieu le Père a-t-il livré le Christ à la passion de trois façons.
1° Selon sa volonté éternelle, il a ordonné par avance la passion du Christ à la libération du genre humain, selon cette prophétie d’Isaïe (53, 6): « Le Seigneur a fait retomber sur lui l’iniquité de nous tous. » Et il ajoute: « Le Seigneur a voulu le broyer par la souffrance. »
2° Il lui a inspiré la volonté de souffrir pour nous, en infusant en lui la charité. Aussi Isaïe ajoute-t-il » Il s’est livré en sacrifice parce qu’il l’a voulu. »
3° Il ne l’a pas mis à l’abri de la passion, mais il l’a abandonné à ses persécuteurs. C’est pourquoi il est écrit (Mt 27, 46) que, sur la croix, le Christ disait: « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné? » Parce que, remarque S. Augustin Dieu a abandonné le Christ à ses persécuteurs.
Solutions:
1. Il est impie et cruel de livrer un homme innocent à la passion et à la mort contre sa volonté. Ce n’est pas ainsi que le Père a livré le Christ, mais en lui inspirant la volonté de souffrir pour nous. Par là on constate tout d’abord la sévérité de Dieu qui n’a pas voulu remettre le péché sans châtiment, ce que souligne l’Apôtre (Rm 8, 32): « Il n’a pas épargné son propre Fils « ; et sa bonté en ce que l’homme ne pouvant pas satisfaire en souffrant n’importe quel châtiment, il lui a donné quelqu’un qui satisferait pour lui, ce que l’Apôtre a souligné ainsi: « Il l’a livré pour nous tous. » Et il dit (Rm 3, 25): « Lui dont Dieu a fait notre propitiation par son sang. »
2. En tant que Dieu, le Christ s’est livré lui-même à la mort par le même vouloir et la même action par lesquels le Père le livra. Mais en tant qu’homme, le Christ s’est livré lui-même, par un vouloir que son Père inspirait. Il n’y a donc aucune opposition en ce que le Père a livré le Christ, et que celui-ci s’est livré lui-même.
3. La même action se juge diversement, en bien ou en mal, suivant la racine dont elle procède. En effet, le Père a livré le Christ et le Christ s’est livré lui-même, par amour, et on les en loue. Mais Judas a livré le Christ par cupidité, les Juifs par envie, Pilate par crainte ambitieuse envers César, et c’est pourquoi on les blâme.
Il faut donc dire, en toute vérité, que Dieu le Père a livré son Fils à la Passion et à la mort. Jamais, en effet , le Christ n’eut connu la Passion et la mort si Dieu le Père n’en avait disposé ainsi dans ses conseils éternels, en vue du salut du genre humain : non pas que Lui-même ait infligé la mort au Christ, pas plus que le Christ ne se l’est donné Lui-même ; mais Il avait dans son infinie justice, dans sa sagesse et sa miséricorde statué qu’Il inspirerait au Christ, par amour pour nous, la volonté de ne point repousser, comme Il en aurait le droit et le pouvoir, les mauvais traitements et la mort que lui infligeraient des hommes pervers ; d’accepter même tout cela avec une sorte de saint empressement pour que fussent manifestés les infinis trésors de bonté contenus en Dieu et dans son Christ. Le Christ a donc été livré par Dieu son Père et Il s’est livré Lui-même pour des raisons d’infinie sagesse. Mais, dans l’exécutions de ce conseil divin, convenait-il que les Gentils eussent une part, la part même décisive, de telle sorte que ce serait eux qui condamneraient à mort et exécuteraient la sentence ?.
C’est ce que Saint Thomas considère dan s la question suivante :
ARTICLE 4: Convenait-il que le Christ souffre de la part des païens?
Trois objections veulent prouver qu’il ne convenait pas que le Christ souffrit la Passion par l’entremise des Gentils, des Païens:
1. La première fait observer que « Par la mort du Christ, les hommes devaient être libérés du péché, et il paraissait convenable que très peu d’entre eux commettent le péché de le faire mourir. Or les Juifs ont commis le péché, car c’est à eux que l’on attribue cette parole (Mt 21, 38): « Voici l’héritier, venez, tuons-le. » Donc il aurait été convenable que dans le péché du meurtre du Christ, les païens n’aient pas été impliqués.
2. La deuxième objection dit : La vérité doit correspondre à la figure. Or les sacrifices figuratifs de l’ancienne loi n’étaient pas offerts par les païens, mais par les juifs. Donc la passion du Christ qui était le sacrifice véritable, n’aurait pas dû non plus être accompli par les païens.
3. La troisième objection rappelle que « D’après S. Jean (5, 18), » les Juifs cherchaient à faire périr Jésus non seulement parce qu’il violait le sabbat, mais aussi parce qu’il appelait Dieu son Père, se faisant ainsi l’égal de Dieu ». Mais cela paraissait s’opposer seulement à la loi des Juifs. Du reste eux-mêmes le disaient (Jn 19, 7): « Selon notre loi il doit mourir, parce qu’il s’est fait Fils de Dieu. » Il aurait donc été convenable que le Christ ait dû souffrir non de la part des païens, mais de celle des Juifs, et il semble que ceux-ci ont menti en disant: « Il ne nous est pas permis de mettre à mort quelqu’un » (Jn 18, 31) puisque beaucoup de péchés étaient punis de mort selon la loi, comme on le voit dans le Lévitique (20, 31).
Cependant: il y a cette parole du Seigneur lui-même (Mt 20, 19): « Ils le livreront aux païens pour qu’il soit bafoué, flagellé et crucifié. »
En conclusion saint Thomas dit:
Les circonstances mêmes de la passion du Christ ont préfiguré l’effet de celle-ci. D’abord, elle a eu un effet salutaire sur les Juifs, dont beaucoup furent baptisés, d’après les Actes (2, 41 et 4, 42), dans la mort du Christ. Mais ensuite, par la prédication des Juifs, l’effet de la passion du Christ est passé aux païens. Et c’est pourquoi il convenait que le Christ commence à souffrir de la part des Juifs, et ensuite, les juifs le livrant aux païens, que sa passion soit achevée par ceux-ci.
Solutions:
1. Afin de montrer l’abondance de sa charité, à cause de laquelle il souffrait, le Christ en croix a imploré le pardon de ses persécuteurs; et c’est pour que le fruit de cette prière parvienne aux Juifs et aux païens que le Christ a voulu souffrir de la part des uns et des autres.
2. Sain t Thomas fait une distinction essentielle au sujet du mot qu’exploitait l’objection en parlant du sacrifice offert. « La passion du Christ a été l’oblation d’un sacrifice en tant que, de son plein gré, il a subi la mort par amour. Mais en tant que le Christ a souffert de la part de ses persécuteurs, ce ne fut pas un sacrifice mais un péché infiniment grave.
3. Comme dit S. Augustin: « Les Juifs en disant: « Il ne nous est pas permis de mettre à mort quelqu’un », veulent dire que cela ne leur est pas permis à cause de la sainteté de la fête dont ils avaient commencé la célébration. » Ou bien ils parlaient ainsi, d’après Chrysostome, parce qu’ils voulaient le mettre à mort non comme transgressent de la loi, mais comme ennemi public, parce qu’il s’était fait roi, ce dont il ne leur appartenait pas de juger. Ou bien parce qu’ils n’avaient pas le droit de crucifier, ce qu’ils désiraient, mais de lapider, ce qu’ils ont fait pour S. Étienne.
La meilleure réponse est que les Romains, dont ils étaient les sujets, leur avaient enlevé le pouvoir de mettre à mort. »
Résumons la pensée de saint Thomas : « Il convenait donc que les auteurs de la mort du Christ fussent, en premier lieu, les Juifs prévaricateurs ; et, en second lieu, les païens eux-mêmes, à l’instigation des Juifs : parce que, en fait, les Juifs, qui pourtant étaient les premiers à vouloir, par haine, la mort du Christ, avaient perdu leur indépendance politique et, par suite, le droit de vie et de mort qui est la prérogative de la souveraineté. D’ailleurs l’ordre même des effets de la Passion du Christ qui devaient se communiquer d’abord aux Juifs et ensuite aux païens, demandait qu’un ordre semblable se retrouvât dans le mode de la Passion du Christ.
Mais comment faut-il entendre que les auteurs de la Passion et de la mort du Christ eurent leur part dans cette Passion et cette mort ? Devons-nous supposer qu’ils connurent Celui qu’ils poursuivaient ainsi, qu’ils condamnaient et qu’ils frappaient. C’est la question même de la responsabilité des auteurs du déicide. Saint Thomas va le résoudre à l’article qui suit
ARTICLE 5: Les meurtriers du Christ l’ont-ils connu?
Trois objections veulent prouver que les persécuteurs du Christ le connurent:
1. D’après S. Matthieu (21, 38) » Les vignerons, en le voyant, dirent entre eux « Voici l’héritier, venez, tuons-le. » » S. Jérôme commente: « Par ces paroles, le Seigneur prouve clairement que les chefs des juifs ont crucifié le Fils de Dieu non par ignorance, mais par envie. Car ils ont compris qu’il est celui à qui le Père avait dit par le prophète (Ps 2, 8): « Demande-moi et je te donnerai les nations en héritage. » » Il semble donc qu’ils ont connu qu’il était le Christ, ou le Fils de Dieu.
2. Le Seigneur dit (Jn 15, 24): « Maintenant ils ont vu, et ils nous haïssent, moi et mon Père. » Or, ce qu’on voit, on le connaît clairement. Donc, les Juifs connaissant le Christ, c’est par haine qu’ils lui ont infligé la passion.
3. On lit dans un sermon du concile d’Éphèse » Celui qui déchire une lettre impériale est traité comme s’il déchirait la parole de l’empereur et condamné à mort. Ainsi le juif qui a crucifié celui qu’il voyait sera châtié comme s’il avait osé s’attaquer au Dieu Verbe lui-même. » Il n’en serait pas ainsi s’ils n’avaient pas su qu’il était le Fils de Dieu, parce que leur ignorance les aurait excusés. Il apparaît donc que les Juifs qui ont crucifié le Christ ont su qu’il est le Fils de Dieu.
Cependant: il y a la parole de S. Paul (1 Co 2, 8): « S’ils l’avaient connu, jamais ils n’auraient crucifié le Seigneur de gloire », et celle-ci de S. Pierre aux Juifs (Ac 3, 17): « je sais que vous avez agi par ignorance, comme vos chefs » et le Seigneur sur la croix demande (Lc 23, 34): « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font. »
On voit par la lecture de tous ces textes combien délicate est la question posée. Elle est au cœur de la « problématique » juive, de la pensée de Jules Isaac et des 18 questions.
Conclusion:
Saint Thomas, pour résoudre ce problème, va établir une distinction de la plus haute importance. Il nous avertit que « parmi les Juifs, les uns étaient les notables ou les Grands ; et les « autres » constituent la multitude et la foule ou les « petits »
Chez les Juifs, il y avait les grands et les petits.
Les grands, qui étaient leurs chefs, comme dit un auteur ont su » qu’il était le Messie promis dans la loi; car ils voyaient en lui tous les signes annoncés par les prophètes; mais ils ignoraient le mystère de sa divinité ». Et c’est pourquoi S. Paul dit: « S’ils l’avaient connu, jamais ils n’auraient crucifié le Seigneur de gloire. »
Il faut cependant remarquer que leur ignorance n’excusait pas leur crime, puisque c’était en quelque manière une ignorance volontaire (affectata). En effet, ils voyaient les signes évidents de sa divinité; mais par haine et jalousie, ils les prenaient en mauvaise part, et ils refusèrent de croire aux paroles par lesquelles il se révélait comme le Fils de Dieu. Aussi dit-il lui-même à leur sujet (Jn 15, 22): « Si je n’étais pas venu, et si je ne leur avais pas parlé, ils n’auraient pas de péché; mais maintenant ils n’ont pas d’excuse à leur péché. » Et il ajoute: « Si je n’avais fait parmi eux les oeuvres que personne d’autre n’a faites, ils n’auraient pas de péché. » On peut donc leur appliquer ce texte (Job 21, 14): « Ils ont dit à Dieu: « Éloigne-toi de nous, nous ne voulons pas connaître tes chemins ».
Sur ce passage très important, voilà le commentaire de Père Pègues, dans le commentaire de la Somme : « On remarquera cette doctrine si ferme de saint Thomas sur le caractère d’évidence que portaient les signes ou les miracles faits par le Christ devant les Juifs cultivés et instruits ; de telle sorte que ceux qui n’en ont pas conclu qu’Il était vraiment Dieu et le Fils de Dieu sont inexcusables : seule leur volonté mauvaise en fut la cause. Ces mêmes miracles, et dans des conditions encore plus convaincantes si l’on peut ainsi dire, sont rapportés dans les quatre Evangiles. Il n’est pas un esprit cultivé ou instruit qui ne puisse les connaître et les reconnaître. Si donc ceux-là qui le peuvent ne les connaissent pas ou ne les reconnaissent pas, et que, par ce motif, ils ne viennent pas au Christ par une foi pleine et aimante, ce sera pour une raison de mal ou de disposition mauvaise dans leur volonté ; et, par suite, eux non plus n’auront pas d’excuse pour leur péché de n’être point venus au Christ. »
Quant aux petits, c’est-à-dire les gens du peuple, qui ne connaissaient pas les mystères de l’Écriture, ils ne connurent pleinement ni qu’il était le Messie, ni qu’il était le Fils de Dieu. Car bien que quelques-uns aient cru en lui, la multitude n’a pas cru. Parfois elle se demanda si Jésus n’était pas le Messie, à cause de ses nombreux miracles et de l’autorité de son enseignement, comme on le voit chez S. Jean (7, 31). Mais ces gens furent ensuite trompés par leurs chefs au point qu’ils ne croyaient plus ni qu’il soit le Fils de Dieu ni qu’il soit le Messie. Aussi Pierre leur dit-il: « je sais que vous avez agi par ignorance, comme vos chefs « ; c’est-à-dire que ceux-ci les avaient trompés. »
Commentaire du Père Pègues : « Ici encore, on aura remarqué ce tableau si vrai de l’inaptitude de la foule, comme telle, à saisir, par elle seule, les profondeurs cachées de la doctrine ; et sa facilité à être trompée et égarée par les conducteurs pervers, même lorsque sa droiture naturelle l’aurait d’abord portée à se rendre aux signes éclatants plus particulièrement faits pour la convaincre. Sa responsabilité sera donc moindre, et nul doute que Dieu ne soit plus pitoyable aux petits qu’aux « grands », en pareil cas. Il n’en faudrait pas conclure pour autant que toute responsabilité disparaît et que les « petits » égarés par les « grands » seront excusés de tout péché par le fait même. Quelque difficulté qu’il y ait en effet pour la multitude de se conduire par elle-même, surtout quand il s’agit d’une multitude plus éloignée de ce qui constitue, à des degrés divers, la culture de l’esprit, il n’en demeure pas moins que tout être humain ayant l’usage de la raison est à même, absolument parlant, de reconnaître les signes de la vérité, selon que Dieu, dans sa Providence, les met, d’une man ière au moins suffisante à sa portée, en utilisant les lumières indéfectibles du bon sens et les sentiments premiers de l’équité naturelle. Aussi bien voyons nous que la multitude du peuple juif n’a pas été indemne aux yeux de la justice divne, et que non seulement les chefs qui l’avaient égaré, mais aussi le peuple qui avait suivi ses chefs, ont tous été châtiés pour le crime de déicide. »
Les réponses aux objections : Solutions:
1. Ces paroles sont attribuées aux vignerons, qui symbolisent les dirigeants du peuple. Et ceux-ci savaient bien qu’il était l’héritier, le connaissant comme le Messie promis dans la loi.
Mais cette réponse semble contredite par les paroles du Psaume (2): « Demande-moi, et je te donnerai les nations en héritage », adressées au même personnage que celles-ci: « Tu es mon Fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré. » Donc, s’ils avaient su que c’est à Jésus qu’étaient adressés ces mots: « Demande-moi… » ils devaient par suite savoir qu’il était le Fils de Dieu. Chrysostome dit aussi à cet endroit: « Ils savaient qu’il était le Fils de Dieu. » Et sur la parole: « Car ils ne savent pas ce qu’ils font », Bède précise: « Il faut croire qu’il ne prie pas pour ceux qui ont compris qu’il était le Fils de Dieu, mais qui ont préféré le crucifier plutôt que le confesser. » 2. Avant de dire ces paroles, Jésus avait dit » Si je n’avais pas fait parmi eux les oeuvres que personne d’autre n’a faites, ils n’auraient pas de péché. » Et il dit ensuite: « Mais maintenant ils ont vu, et ils ont haï moi et mon Père. » Cela montre que, voyant les oeuvres admirables du Christ, ce fut par haine qu’ils ne le reconnurent pas comme le Fils de Dieu.
3. L’ignorance volontaire n’excuse pas la faute, mais l’aggrave plutôt; car elle prouve que l’on veut si violemment accomplir le péché que l’on préfère demeurer dans l’ignorance pour ne pas éviter le péché, et c’est pourquoi les Juifs ont péché comme ayant crucifié le Christ non seulement comme homme, mais comme Dieu.
Commentaire du Père Pègues. « Ils ont donc toute la responsabilité du déicide. Ils l’ont, parce qu’ils pouvaient, qu’ils devaient savoir que Celui qu’ils vouaient au crucifiement était vraiment Dieu Lui-même, le Fils de Dieu en Personne ; qu’ils n’ont pas pu ne pas s’avouer qu’il en était ainsi, mais qu’ils ont détourné volontairement leur esprit de ce qui, dans cette vérité, les aurait contraints d’abdiquer devant le Christ et de se faire ses disciples. Ils ont même entraîné, dans la responsabilité du même déicide, la foule qu’ils ont rendue participante de leur crime.
Les ennemis du Christ, ceux qui, parmi les Juifs, ne cessèrent de le poursuivre de leur haine jusqu’au jour où ils l’eurent fait mourir sur la Croix et scellé dans son tombeau, ne peuvent être excusés du crime de déicide. Ils avaient tous les moyens de le connaître et de savoir qui Il était, non seulement qu’Il était le Christ ou le Messie promis, mais qu’Il était Dieu lui-même, le Fils de Dieu revêtu de notre nature humaine. Devant les preuves qui étaient accumulées sous leurs yeux, ils ne pouvaient pas ne pas s’avouer à eux-mêmes qu’Il était cela. Mais les passions qui les tenaient et leur volonté perverse agissaient sur leur esprit pour le détourner de conclure, à tout le moins elles ruinaient l’effet qui aurait dû s’ensuivre : et au lieu de venir à Jésus pour se soumettre à Lui, ils s’aveuglaient volontairement, niant ou dénaturant même l’évidence pour se donner le droit de le détester, de le poursuivre et de le perdre. C’est même en cela que consistait ce péché contre le Saint ’Esprit que le Christ leur reproche dans l’Evangile, et qui n’est pas autre, ici, que l’aveuglement volontaire, la perversité suprême consistant à nier l’évidence ou à dire et peut-être à finir par se persuader que cela même qu’on voit être n’est pas pour l’unique raison que la volonté perverse veut que cela ne soit pas. »
Mais cela nous amène à mesurer la gravité du crime commis par ceux qui se rendirent coupables de la mort du Christ sur la Croix. Faut-il dire que ce crime a été de tous le plus grave ? Saint Thomas va nous répondre à l’article qui suit :
ARTICLE 6: Le péché des meurtriers du Christ
Trois objections veulent prouver que le « péché de ceux qui ont crucifié le Christ n’a pas été le plus grave »:
1. Le péché qui a une excuse n’est pas le plus grave. Or le Seigneur lui-même a excusé le péché de ceux qui l’ont crucifié, en disant: « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font. »
2. Le Seigneur a dit à Pilate (Jn 19, 11): « Celui qui m’a livré à toi a commis un péché plus grand. » Or Pilate a fait crucifier Jésus par ses subordonnés. Il apparaît donc que le péché de Judas qui l’a livré était plus grand que celui des exécuteurs.
3. Selon le Philosophe, » personne ne souffre d’injustice, s’il y consent », et comme il le dit au même endroit, » si nul ne souffre une injustice, nul ne la commet ». Donc on ne commet pas d’injustice contre celui qui est consentant. Or on a vu que le Christ a souffert volontairement. Donc les bourreaux du Christ n’ont rien fait d’injuste, et ainsi leur péché n’est pas le plus grave.
Cependant: sur le texte de S. Matthieu (23, 32): « Et vous, vous dépassez la mesure de vos pères », il y a ce commentaire de S. Jean Chrysostome: « En vérité, ils ont dépassé la mesure de leurs pères. Car ceux-là tuaient des hommes, et eux ils ont crucifié Dieu. »
Conclusion:
Saint Thomas va distinguer la gravité de la faute chez les « grands », chez les « petits » et enfin chez les « romains », les païens, selon la connaissance qu’ils ont du Christ :
Nous l’avons dit à l’Article précédent, les chefs des juifs ont connu le Christ, et s’il y a eu chez eux de l’ignorance, elle fut volontaire et ne peut les excuser. C’est pourquoi leur péché fut le plus grave, que l’on considère le genre de leur péché ou la malice de leur volonté.
Quant aux » petits », aux gens du peuple, ils ont péché très gravement, si l’on regarde le genre de leur péché, mais celui-ci est atténué quelque peu à cause de leur ignorance. Aussi sur la parole: « Ils ne savent pas ce qu’ils font », Bède nous dit-il: « Le Christ prie pour ceux qui ne savaient pas ce qu’ils faisaient, ayant le zèle de Dieu, mais dépourvus de connaissance. »
Beaucoup plus excusable fut le péché des païens qui l’ont crucifié de leurs mains, parce qu’ils n’avaient pas la science de la loi.
Solutions:
1. Cette excuse du Seigneur ne vise pas les chefs des Juifs, nous venons de le montrer, mais les petites gens du peuple.
2. Judas a livré le Christ non à Pilate mais aux chefs des prêtres, qui le livrèrent à Pilate selon cette parole (Jn 18, 35): « Ta nation et tes grands prêtres t’ont livré à moi. » Cependant le péché de tous ces gens fut plus grave que celui de Pilate qui tua le Christ par peur de César; et il fut plus grand que celui des soldats qui crucifièrent le Christ sur l’ordre de leurs chefs, non par cupidité comme Judas, ni par envie et par haine comme les chefs des prêtres.
3. Le Christ a voulu sa passion, c’est vrai, comme Dieu l’a voulue, mais il n’a pas voulu l’action inique des juifs. Et c’est pourquoi les meurtriers du Christ ne sont pas excusés d’injustice. Et pourtant celui qui met à mort un homme ne fait pas tort seulement à cet homme, mais aussi à Dieu et à la société, comme du reste celui qui se tue, selon le Philosophe. Aussi David condamna-t-il à mort celui qui n’avait pas craint de porter la main sur le Messie du Seigneur afin de le tuer, quoique celui-ci l’eût demandé (2 S 1, 6).
Le Père Pègues résume cet article de Saint Thomas : « Si la Passion du Christ a eu lieu, c’est, à n’en pas douter parce que Lui-même l’a voulu. Et il ne l’a voulu Lui-même qu’en union de volonté parfaite avec la volonté du Père dont l’infinie sagesse avait renfermée dans ce mystère ses plus riches trésors. Mais les exécuteurs humains de ce plan divin qui furent les Juifs et les Gentils, ne sauraient bénéficier de la sagesse des conseils de Dieu. C’est par une volonté perverse de leur part qu’ils ont poursuivi le Christ et l’ont conduit à la mort. La perversité de cette volonté n’a pas été la même pour tous. Car tous n’étaient pas éclairés d’une égale lumière au sujet du Christ. Les premiers responsables, et, partant, les plus coupables, furent les principaux parmi les Juifs, les chefs du peuple, ceux qui avaient en leurs mains le dépôt des Ecritures. Ils auraient pu et ils devaient reconnaître le Christ dans la Personne de Jésus. Mais par jalousie et par haine, ils éteignirent sciemment la lumière qui leur était donnée avec surabondance. Leur crime est sans excuse. Il est le plus grand qui ait été jamais commis parmi les hommes. Le peuple juif, égaré et trompé par eux, a eu sa responsabilité diminuée en raison de la part d’involontaire qu’il a pu y avoir dans son ignorance. Il en fut de même et dans une mesure plus grande encore pour les païens, ignorants les choses de la Loi, qui coopérèrent au crime du déicide. Tous furent coupables ; mais bien moins que les Juifs ; et, à des degrés divers selon le degré de leur culture ou de leur indépendance. »
Voilà la doctrine de Saint Thomas sur le problème de la cause efficiente de la Passion et de la mort du Christ et donc sur les « intervenants » dans cette mort.
Ce fut la doctrine de l’Eglise jusqu’à Pie XII.
Sur ce sujet précis, « Nostra aetate », déclaration du Concile sur le judaïsme, exprima la doctrine catholique d’une manière équivoque, avec « peur et tremblement », en particulier sur les responsables juifs de la Passion et de la mort de NSJC.
Cette déclaration y fait deux allusions
Première allusion : « Au témoignage de l’Ecriture sainte, Jérusalem n’a pas reconnu le temps où elle fut visitée (9); les Juifs, en grande partie, n’acceptèrent pas l’Evangile, et même nombreux furent ceux qui s’opposèrent à sa diffusion ». Cette présentation du peuple juif au temps de Notre Seigneur est très faible. Ils ne reconnurent pas le temps où ils furent visités ? Ils n’acceptèrent pas l’Evangile ? Ils s’opposèrent même à sa diffusion ? Mais quel est ce « temps où ils furent visités ? C’est le temps messianique. C’est le temps du Christ, c’est le temps du Messie. Pour saint Thomas, les « grands » du peuple reconnurent bien en Jésus le Messie annoncé par les Ecritures, mais , malgré tous les signes et miracles faits, refusèrent de voir en Lui le Fils de Dieu.
Nous vous rappelons la pensée exacte de saint Thomas sur ce point capital : « Les grands ont su » qu’il était le Messie promis dans la loi; car ils voyaient en lui tous les signes annoncés par les prophètes; mais ils ignoraient le mystère de sa divinité ». Et c’est pourquoi S. Paul dit: « S’ils l’avaient connu, jamais ils n’auraient crucifié le Seigneur de gloire ». Il faut cependant remarquer que leur ignorance n’excusait pas leur crime, puisque c’était en quelque manière une ignorance volontaire (affectata). En effet, ils voyaient les signes évidents de sa divinité; mais par haine et jalousie, ils les prenaient en mauvaise part, et ils refusèrent de croire aux paroles par lesquelles il se révélait comme le Fils de Dieu. Aussi dit-il lui-même à leur sujet (Jn 15, 22): « Si je n’étais pas venu, et si je ne leur avais pas parlé, ils n’auraient pas de péché; mais maintenant ils n’ont pas d’excuse à leur péché. » Et il ajoute: « Si je n’avais fait parmi eux les oeuvres que personne d’autre n’a faites, ils n’auraient pas de péché. » On peut donc leur appliquer ce texte (Job 21, 14): « Ils ont dit à Dieu: « Éloigne-toi de nous, nous ne voulons pas connaître tes chemins ».
Telle est l’aveuglement des Juifs. Saint Thomas parle d’ignorance « volontaire ( affectata)». Là est le grand mystère d’Israël. Voilà ce que la déclaration conciliaire devait préciser. Saint Paul parle clairement du mystère d’Israël lorsqu’il s’adresse aux Romains : « Je ne veux pas, frères, que vous ignoriez ce mystère, afin que vous ne soyez pas sages à vos propres yeux : c’est qu’une partie d’Israël est tombée dans l’aveuglement jusqu’à ce que la masse des Gentils (c’est-à-dire les peuples qui constituent les autres nations) soit entrée. Il est vrai, en ce qui concerne l’Evangile, ils sont encore ennemis à cause de vous mais eu égard au choix divin, ils sont aimés à cause de leurs pères. Car les dons et la vocation de Dieu sont sans repentance… ».
Le plus grand mystère d’Israël, c’est comme l’indique saint Paul, l’aveuglement d’Israël. Saint Thomas, encore une fois, parle d’ignorance volontaire. Comment un peuple qui avait été préparé par Dieu pendant plus de deux mille ans à accueillir le Messie, le Fils de Dieu, a-t-il pu ne pas le reconnaître ? Comment les grands prêtres et les Juifs de Jérusalem ont-il pu le faire mourir d’une mort infâme, en le crucifiant ?
Si le texte conciliaire « Nostra aetate » doit être corrigé sur ce point, il le sera heureusement en utilisant la doctrine de saint Thomas.
Deuxième allusion : « Encore que des autorités juives, avec leurs partisans, aient poussé (en latin : urserunt)à la mort du Christ (13), ce qui a été commis durant sa passion ne peut être imputé ni indistinctement à tous les Juifs vivant alors, ni aux Juifs de notre temps. » Là aussi, après avoir lu l’enseignement de saint Thomas, on voit combien est vague, terne, ce texte. Là aussi, il faut revenir à la pensée de saint Thomas d’Aquin et préciser la raison de cette opposition du peuple juif et surtout des « Grands » contre Notre Seigneur. Souvenez-vous. Les ennemis du Christ, ceux qui, parmi les Juifs, ne cessèrent de le poursuivre de leur haine jusqu’au jour où ils l’eurent fait mourir sur la Croix et scellé dans son tombeau, ne peuvent être excusés du crime de déicide. Ils avaient tous les moyens de le connaître et de savoir qui Il était, non seulement qu’Il était le Christ ou le Messie promis, mais qu’Il était Dieu lui-même, le Fils de Dieu revêtu de notre nature humaine. Devant les preuves qui étaient accumulées sous leurs yeux, ils ne pouvaient pas ne pas s’avouer à eux-mêmes qu’Il était cela. Mais les passions qui les tenaient et leur volonté perverse agissaient sur leur esprit pour le détourner de conclure, à tout le moins elles ruinaient l’effet qui aurait dû s’ensuivre : et au lieu de venir à Jésus pour se soumettre à Lui, ils s’aveuglaient volontairement, niant ou dénaturant même l’évidence pour se donner le droit de le détester, de le poursuivre et de le perdre. C’est même en cela que consistait ce péché contre le Saint Esprit que le Christ leur reproche dans l’Evangile, et qui n’est pas autre, ici, que l’aveuglement volontaire, la perversité suprême consistant à nier l’évidence ou à dire et peut-être à finir par se persuader que cela même qu’on voit être n’est pas pour l’unique raison que la volonté perverse veut que cela ne soit pas. »
Mais en disant cela, il ne faut pas oublier non plus la belle révélation de saint Paul et de la conversion du peuple juif, de sa conversion en la messianité et en la divinité de NSJC. Saint Paul le dit aux Romains, au chapitre 11 : « « Je demande donc :on-t-ils bronché afin de tomber pour toujours ? Loin de là ! Mais par leur chute, le salut est arrivé aux nations de manière à exciter la jalousie d’Israël. Or, si la chute a été la richesse du monde et leur amoindrissement la richesse des nations, que ne sera pas leur plénitude !…Car si leur rejet a été la réconciliation du monde, que sera leur réintégration sinon une résurrection d’entre les morts ! Si toi (habitants des nations) tu as été coupé sur un olivier de nature sauvage et enté, contrairement à ta nature, sur l’olivier franc, à plus forte raison les branches naturelles seront-elles entées sur leur propre olivier » (Rm X1)
Telle sera la conversion d’Israël. Le mystère d’Israël est grand, mais dans le Christ.
Nous reviendrons sur ce texte de Nostra Aetate.