Il faut remonter l’Histoire. En 1864, le Pape Pie IX défend l’idée que l’État peut imposer la vérité, celle d’un État catholique. Mais il est à l’époque chef des États pontificaux, soit du tiers de l’Italie, cette situation change en 1870, lorsque Garibaldi entre dans Rome et que celle-ci devient la capitale de l’Italie réunifiée.
Le Pape se déclare alors « prisonnier au Vatican » et ses successeurs n’oseront plus en sortir. Jusqu’à la veille du Concile (Vatican II), en 1962, lorsque Jean XXIII se rend à Lorette et à Assise. Mais les lefebvristes en restent à la thèse de 1864.
Ce qu’ils récusent en Vatican II, fondamentalement, c’est la liberté religieuse, l’idée qu’on puisse accepter que l’État laisse s’exprimer des convictions qui ne sont pas des convictions catholiques. En vertu d’un principe de base: la vérité a des droits, l’erreur n’a pas de droits.
Ils n’ont pas compris que le Concile a déplacé la question. Que ce ne sont pas la vérité ou l’erreur qui ont des droits, mais la personne. C’est le droit des personnes de n’être pas obligées de croire ou de ne pas croire.
Elle est de taille. Mais elle a aussi servi Mgr Lefebvre. N’a-t-il pas déclaré le 28 juin 1988: « J’ai jugé, en conscience, que je ne pouvais plus négocier avec le Vatican » ?
En suivant sa « conscience », il est entré dans la modernité !
Autre grief de Mgr Lefebvre: la liturgie. Seule comptait « la messe de toujours »… qui n’est pas celle de toujours, puisqu’on est passé du grec au latin et qu’on peut passer du latin à autre chose.
Les lefebvristes n’ont pas réalisé que le « toujours » a bougé. Sous prétexte de tradition, vous n’en faites qu’à votre tête. Vous décidez de ce qu’est la tradition, vous fixez la tradition à telle ou telle date.
Et vous ne savez même pas que vous êtes à l’origine de votre tradition.
Dans des océans d’incertitude, les jeunes qui se sentent agressés, se raccrochent au premier radeau qui passe. A savoir des repères simplistes, très forts, très identitaires, avec des méthodes d’agit-prop, auxquelles les médias donnent une audience largement démesurée par rapport à leur nombre.
Je me demande bien comment y aurait répondu Mgr Simon s’il avait appliqué les principes de son interview. Aurait-il eu seulement la moyenne?
Je viens de lire la réponse que lui fait M l’abbé de Tanoüarn. Tout ça est à lire:
Cher Monseigneur,
Votre entretien paru dans Ouest-France le 19 juin dernier et
que l’on trouve aisément sur Tradinews résume parfaitement le discord théologique qui s’est installé entre les catholiques de Tradition et les catholiques de Progrès. Disons : entre nous et vous. A ce titre, il mériterait de figurer dans les anthologies historiques du catholicisme.
Vous focalisez notre attention sur deux points : la liberté religieuse d’une part ; la notion de tradition d’autre part.
Voici ce que vous nous reprochez en substance à propos de la liberté religieuse. Je cite :
« Les lefebvristes en restent à la thèse de 1864. Ce qu’ils récusent en Vatican II, fondamentalement, c’est la liberté religieuse, l’idée qu’on puisse accepter que l’État laisse s’exprimer des convictions qui ne sont pas des convictions catholiques. En vertu d’un principe de base: la vérité a des droits, l’erreur n’a pas de droits. Ils n’ont pas compris que le Concile a déplacé la question. Que ce ne sont pas la vérité ou l’erreur qui ont des droits, mais la personne. C’est le droit des personnes de n’être pas obligées de croire ou de ne pas croire ».
Ce texte est tellement riche que vous me permettrez de m’y arrêter quelques instants.
« Les lefebvristes en restent à la thèse de 1864 » écrivez-vous.
Les lefebvristes, mais aussi la plupart des traditionalistes et encore beaucoup de catholiques donnent au Syllabus de Pie IX (1864) une autorité, qui dépasse la simple authenticité magistérielle. C’est la sentence commune des théologiens, cette autorité exceptionnelle du Syllabus. La thèse de 1864 repose d’ailleurs elle-même sur un enseignement constant des papes du XIXème siècle face à l’émergence du libéralisme politique et civique. Vous-même, d’ailleurs, cher Monseigneur, il m’étonnerait que vous voyiez d’un bon oeil le libéralisme qui aujourd’hui constitue une véritable menace de dissociation pour les sociétés occidentales. En cela, vous n’êtes pas si éloigné que vous le dites de la condamnation de Pie IX, stigmatisant le libéralisme dans la Proposition 80 du Syllabus.
Vous me direz : – Il ne s’agit pas de la même chose. Je vous répondrais : – Il est évident que nous ne sommes pas au même siècle. Un Grégoire XVI appelant la liberté de la librairie « une liberté funeste dont on ne peut avoir assez horreur » (dans Mirari vos) n’a pas pris la mesure de la nouveauté des temps. Il est certain que ses condamnations sur ce point (participant d’un magistère authentique mais non infaillible) sont largement dépassées. Mais sa critique de l’indifférentisme – si vigoureuse ! – reste, elle, indépassée à ce jour. Elle constitue d’ailleurs le motif profond de ses interventions… et des nôtres. On dirait qu’il avait prévu quelque chose du matérialisme crasse dans lequel l’humanité s’enfonce aujourd’hui.
Pour résumer à propos de « la thèse de 1864 », nous dirons : les papes ont eu raison de condamner le libéralisme : l’histoire leur donne raison un peu plus chaque jour, un Philippe Muray l’avait largement pressenti dans Le XIXème siècle à travers les âges ; mais les papes, je l’écris en tremblant, ont sans doute eu tort lorsqu’ils ont condamné de manière trop absolue le libéralisme politique dans toutes ses manifestations, parce que l’on ne saurait condamner un fait accompli comme s’il pouvait ne pas être. S’il fait jour à 6 H du matin, on ne peut condamner ce fait, au nom de je ne sais quel droit au sommeil par exemple. Les faits forment la limite de toute démarche purement axiologique. Les traditionalistes qui ne sont pas plus bêtes que les autres catholiques en sont parfaitement conscients, même s’ils savent aussi que cette limite n’est pas toujours facile à établir dans le concret.
Dans la phrase suivante, vous définissez la liberté religieuse comme « l’idée qu’on puisse accepter que l’État laisse s’exprimer des convictions qui ne sont pas des convictions catholiques ». Mais cette définition que vous donnez n’est pas celle de la liberté religieuse, c’est celle de la tolérance religieuse, qui est aussi vieille que la parabole du bon grain et de l’ivraie : « Laissez les pousser ensemble jusqu’à la moisson ». Cette tolérance-là, elle est une invention du christianisme, personne ne la conteste parmi nous, même pas votre confrère « lefebvriste » Mgr Tissier de Mallerais, auquel j’ai écrit récemment de tous ces sujets.
Dans votre critique du « lefebvrisme » (et des positions catholiques traditionnelles), vous désignez « un principe de base: la vérité a des droits, l’erreur n’a pas de droits. Ils [les dits lefebvristes] n’ont pas compris que le Concile a déplacé la question. Que ce ne sont pas la vérité ou l’erreur qui ont des droits, mais la personne ».
Plus qu’un théologien, cette formule mériterait l’acribie d’un juriste, que je ne suis pas.
La position que vous tenez a effectivement ses défenseurs, mais il me paraît excessif et contraire à une herméneutique vraiment contextuelle d’en faire la position du Concile. Dire que « seule la personne a des droits », c’est réduire le droit au droit subjectif (quitte à trouver dans cette subjectivité même une forme d’objectivité, là n’est pas la question).
Je voudrais poser une question simple : le droit n’est-il pas l’expression de la justice ? Mais la justice peut-elle vraiment se conclure du sujet humain, posé a priori comme source ? Michel Villey s’est posé la question de manière approfondie dans Le droit et les droits de l’homme. Il me semble qu’il faut aller, avec lui et quelques autres, au fond du problème : sait-on ce que c’est que la justice pour pouvoir aisément définir le droit du sujet ? Depuis Platon, nous sommes bien obligés de reconnaître que non. Exemple récent de cet agnosticisme moral, le curieux livre de Ruwen Ogien traitant officiellement de L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine et officieusement de l’incapacité où nous sommes à définir la justice et le droit qui en découle (Grasset).
Il faut bien reconnaître, pour aller dans ce sens, que les droits subjectifs sont contradictoires : il y a le droit au travail et le droit aux vacances, le droit à la vie et le droit de mourir dans la dignité, le droit de l’entrepreneur et le droit du salarié etc. Marx, que vous connaissez bien pour avoir beaucoup travaillé, je crois, sur ses textes de jeunesse était très sceptique sur le fait que l’on puisse définir le droit a priori en le déduisant de la personne. Il craignait que l’idéologie ne vienne contaminer immédiatement la pureté de sentiment des belles âmes humanistes (cf. ses Réflexions sur la question juive).
Peut-on écrire froidement : le Concile a déplacé la question ? Je n’en suis pas sûr. Qu’a-t-il pu changer, ce Concile, à l’impuissance de notre raison à définir une idée a priori de la justice applicable immédiatement aux personnes, revendiquant chacune leur droit sans contradiction?
Que les personnes aient des droits, c’est clair, mais leur droit n’est jamais absolu. Le droit, c’est une relation, comme l’a génialement vu Aristote. Ainsi le droit du salarié ne se définit pas a priori, mais dans la relation entre le salarié et l’entreprise, entre le salarié et l’entrepreneur, entre le droit du salarié et le droit de l’entrepreneur. La justice – et le droit qui en découle – consiste à attribuer à chacun son dû. Cette attribution se fait « au cas par cas », et d’abord selon un ordre qui est l’ordre public, toujours différent ici et là. A cet ordre public, foncteur du droit, le Concile se réfère abondamment et d’une manière qui contredit l’idée défendue par Mgr Simon selon laquelle la personne est, par elle-même, la source du droit.
Dans ce contexte « juridictionnaire », peut-on dire que la vérité n’a pas de droit ? Si l’on considère que la vérité est une idée et que l’erreur est l’idée contraire, alors il est clair que la formule du « droit de la vérité » est inappropriée. Une idée n’a pas de droit.
Mais si la Vérité est une Personne, cette Personne qui a dit JE SUIS, au commencement du Livre ? Alors il faut bien admettre qu’elle entre en relation avec les personnes humaines et que ces relations (qui constituent une histoire) offrent la matière de droits. Comment penser autrement ?
Ainsi, par exemple, on peut dire que le Christ est roi, non pas par son idée (cette fameuse idea Christi qui faisait kiffer Fichte par exemple), mais comme le dit le vieux cantique, par sa naissance, par son advenue au monde. Depuis que le Christ est né, le Royaume de Dieu est au milieu de nous et – que nous le voulions ou non – il s’accroît chaque jour. C’est son droit, c’est sa loi (la loi du sénevé évangélique).
En étendant ce propos à la dimension politique de l’animal humain, on peut même aller jusqu’à dire que dans l’extraordinaire « anarchie chrétienne » qu’a récemment décrite avec bonheur Jacques de Guillebon, il n’y a pas de droit sur autrui en dehors de cette Vérité-là : « Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir s’il ne t’avait été donné d’en haut » dit rudement le Christ à Pilate, qui revendiquait un peu bêtement le « droit » que lui conférait son pouvoir. Le droit chrétien n’est ni celui du plus fort ni même celui du plus digne, encore moins le très obscur droit de l’homme, il est toujours d’abord un droit de Dieu (et en ce sens un droit de la vérité). Loin de signifier oppression ou « divin esclavage », ce droit de Dieu est notre liberté à tous. Qu’arrive-t-il quand on ne le reconnaît plus ? Le pape Jean-Paul II (qui n’est pas un lefebvriste que je sache) a parlé à ce sujet de « totalitarisme ». Dire que « seule la personne » a des droits, c’est se précipiter dans un subjectivisme qui, tôt ou tard, virera au totalitarisme. Se passer de la splendeur de la vérité pour élaborer des droits qui « viennent de la personne elle-même » c’est un leurre, qui finira par nuire grandement aux personnes qui ont cru pouvoir se passer de cette vérité les transcendant et les établissant dans leurs droits.
« C’est le droit des personnes de n’être pas obligées de croire ou de ne pas croire » concluez-vous. Et là encore vous donnez matière à penser. Ces mots semblent anodins. Ils ont leur profondeur. Pour la saisir, je crois qu’il faut distinguer clairement « obliger » et « contraindre ». Ecrire que le droit des personnes est de ne pas être contraintes… Cela me paraît relever de ce que Pie XI dans Non abiamo bisogno (1931) appelait « le droit des consciences ». Ce droit est imprescriptible. La liberté des animaux raisonnables que nous sommes n’est pas optionnelle. Elle est dans notre nature même, dans la mesure où s’exprime naturellement notre libre arbitre comme le notait Thomas d’Aquin : le libre jugement de notre raison. La foi est d’ailleurs nécessairement l’expression de cette liberté de la conscience.
Mais une tout autre chose est de dire, comme vous le faites, que le droit des personnes est de ne pas être obligées… L’obligation ici n’est pas physique, elle est morale. Dire que nous n’avons aucune obligation morale face à la foi et à sa vérité… cela je crois que même le Concile ne l’a pas toujours enseigné. Certains paragraphes (comme le paragraphe 3 de Dignitatis humanae) sont particulièrement ambigus, semblant mettre la recherche au dessus de la vérité elle-même. Mais enfin, il est bien connu qu’au fil des rédactions de DH, cet insoutenable postulat libéral selon lequel l’individu n’a aucune obligation envers Dieu et envers son Evangile a été abandonné. Et aujourd’hui l’herméneutique continue le travail des Pères, sous la houlette autorisée du Pasteur universel. Nous cherchons à connaître toujours mieux nos devoirs objectifs envers la vérité – vérité qui, bien entendu, nous oblige… pour cette vie et aussi pour l’autre, car comme dit saint Paul aux Hébreux (11, 6) : « Sans la foi, il est impossible de plaire à Dieu ». Que resterait-il de cette phrase, je vous le demande, réfléchissez-y, si « nous n’étions pas obligés à croire » ? Rien.
Cher Monseigneur, j’ai beaucoup aimé ce que vous écrivez plus loin sur la Tradition qui, dites-vous, « n’est pas fixée » à 1864. Ni non plus d’ailleurs à 1965 ! Je crois, avec le cardinal Newman, que la Tradition se fait au fur et à mesure de l’histoire de l’Eglise. Sous la houlette du Pasteur suprême, les brebis et les moutons que nous sommes se sentent obligées de mâcher l’herbe de la doctrine. Oui, c’est dans la mesure où nous nous sentons doucement obligés de croire, dans la mesure où nous sommes invinciblement attirés par la vérité dans toute sa splendeur native que nous poursuivons validement cette longue herméneutique de la Parole de Dieu qui a nom Tradition. C’est cette pensée d’une Tradition « non fixée », qui ne se limite ni à un temps donné, ni à ce que Cajétan appelait un peu dédaigneusement « le torrent des docteurs », ni à tel ou tel interprète naturel (hormis les papes dans les conditions déterminées à Vatican I et au n°25 de Lumen gentium) qui m’a donné l’idée de cette trop longue réponse à votre très inspirant entretien. Est-ce cela la tradition vivante ? Merci en tout cas de nous donner l’occasion d’un dialogue par la clarté de vos propositions.