Vatican II, une histoire à écrire
publié dans nouvelles de chrétienté le 24 mai 2014
Entretien avec Roberto de Mattei
Vatican II, une histoire à écrire
Le professeur Roberto de Mattei est, ce qu’il est convenu d’appeler, un intellectuel catholique engagé.
L’intellectuel est professeur d’Histoire moderne et d’Histoire du christianisme à l’Université européenne de Rome. Il a été vice-président du CNRS italien et collabore au Conseil pontifical pour les sciences historiques. Le catholique est titulaire de l’Ordre de Saint-Grégoire-le-Grand en reconnaissance des services rendus à l’Église et président de la Fondation Lépante, dont le nom est déjà tout un programme. Il dirige la publication Correspondance Européenne qui existe sous forme papier et électronique (www.correspondanceeuropeenne.eu) et commente de façon particulièrement aigüe et pertinente l’actualité politique et religieuse.
De février 2002 à mai 2006, le professeur de Mattei a été conseiller pour les Affaires étrangères du gouvernement italien.
Il a publié, en 2011, aux éditions Muller, La dictature du relativisme et, en 2013, chez le même éditeur, Vatican II. Une histoire à écrire. À l’occasion d’une tournée de conférences en région parisienne, notre collaborateur Yves Amossé l’a interrogé.
Roberto de Mattei interviendra sur ce sujet lors de l’université d’été de juillet 2014.
Renaissance Catholique : Il n’existait jusqu’à ce jour qu’un seul livre sur l’histoire du concile, celui du père Wiltgen Le Rhin se jette dans le Tibre. Quels sont les apports majeurs de vos travaux par rapport à ce texte déjà ancien ?
Roberto de Mattei : Le Rhin se jette dans le Tibre du père Ralph Wiltgen, paru en 1967 en langue anglaise, est un texte précieux qui m’a été indispensable pour une première immersion dans l’atmosphère du Concile. L’auteur était un prêtre-journaliste qui dirigeait l’agence d’information World Divine News. Il habitait près de la maison généralice du Verbe Divin, où résidait également Mgr Geraldo de Proença Sigaud, archevêque de Diamantina au Brésil, qui appartenait à la même congrégation. Wiltgen était progressiste, Sigaud était l’un des chefs de file de la minorité conservatrice.
On peut aisément imaginer qu’au-delà de la différence des positions, il y eut entre les deux religieux un échange fréquent d’idées et d’informations. L’intérêt de l’œuvre du père Wiltgen est qu’elle constitue un témoignage direct et soigneusement documenté sur les événements du concile. Dans mon étude j’ai cependant utilisé de nombreux autres témoignages dont certains sont inédits comme le journal de Mgr Joseph Clifford Fenton, qui était le peritus du cardinal Ottaviani lors du concile, et comme celui du docteur Murillo Maranhão Galliez, tous deux d’orientation antimoderniste. Les thèses de fond du père Wiltgen ne sont pas modifiées dans mon étude mais enrichies et développées.
RC : Le débat persiste entre les tenants de l’herméneutique de la continuité et ceux de la rupture, entre l’enseignement du concile et l’enseignement traditionnel antérieur. Le vrai débat n’est-il pas plutôt sur les questions de continuité et de rupture entre le concile et l’après-concile ? Jean Madiran a opportunément rappelé que le Concile avait été mis en œuvre par ceux qui l’avaient mené. Le vrai Concile n’est-il pas en fait la réalité de l’après-concile plutôt que des textes, fruits de laborieux compromis entre « conservateurs » et « progressistes » que chacun cherche à interpréter dans son sens ?
RdeM : Le débat entre les tenants de l’herméneutique de la continuité et ceux de la rupture risque de nous éloigner du cœur du problème qui, à mon sens, n’est pas herméneutique mais historique et théologique. Je laisse aux théologiens l’étude théologique des documents qui, par leur ambiguïté sont, comme l’a souligné Romano Amerio, de nature amphibologique. Je crois cependant que le problème de fond n’est pas l’interprétation des textes, mais la compréhension de la nature d’un événement historique qui a marqué le XXe siècle et le nôtre. Sous cet aspect, il est certain, comme vous l’avez justement souligné, que le vrai débat devrait porter sur les rapports entre le concile et l’après-concile. Les deux phases historiques sont indissociables parce que le concile Vatican II, à cause de sa nature pastorale, s’« auto-réalise » plus dans la pratique post-conciliaire que dans les textes conciliaires. Aucun des conciles antérieurs de l’Église n’a été dépourvu d’une dimension pastorale, mais la pastorale a été l’explicitation et l’application d’une doctrine. Vatican II affirme, pour la première fois dans l’histoire de l’Église, le primat de la pastorale sur la doctrine. Ce qui ne signifie pas qu’il ne comporte pas de doctrine : cela signifie simplement qu’il confie à la pratique post-conciliaire le soin de vérifier la véracité de cette doctrine.
RC : Les papes Jean XXIII et Paul VI semblent avoir eu une attitude très différente par rapport au Concile. Jean XXIII qui a convoqué le Concile n’a pas réagi au coup de force des cardinaux Liénart et Frings du 13 octobre 1962 qui récusait, en violant le règlement, le vote prévu ce jour-là des représentants de l’Assemblée dans les dix commissions mandatées pour examiner les schémas rédigés par la commission préparatoire. En revanche Paul VI semble diriger discrètement mais fermement l’ensemble des travaux grâce aux quatre modérateurs qu’il a nommés (les cardinaux Agagianian, Lercaro, Dopfner et surtout Suenens) qui lui sont très liés. Ce Concile serait donc plus celui de Paul VI que de Jean XXIII, ce que pourraient confirmer leurs orientations liturgiques respectives. Qu’en pensez-vous ?
RdeM : Le trait commun des deux Papes était l’optimisme. Cependant, alors que l’optimisme de Jean XXIII était psychologique et allait de pair avec une sensibilité conservatrice, celui de Paul VI était idéologique et s’accompagnait d’un tempérament naturellement pessimiste. Le résultat, dans les deux cas, fut désastreux. Jean XXIII n’avait pas l’intention de faire une révolution dans l’Église. Il pensait, avec illusion, que le Concile serait bref, approuvant sans difficultés les documents préparés, peut-être même par acclamation. En juillet 1962, il reçut en audience Mgr Pericle Felici, secrétaire général du concile, qui lui présenta les schémas conciliaires revus et approuvés. « Le Concile est réalisé, s’exclama avec enthousiasme le pape Roncalli, à Noël nous pourrons le clôturer. » Cependant le Concile ne dura pas trois mois, mais trois années et les résultats furent bien différents des attentes du pape, même si lui-même ne put les voir, du fait de sa mort le 3 juin 1963. Paul VI était, lui, un esprit lucide et organisateur. Il mena à terme, d’une main de fer, le concile mais fut rattrapé par l’après-concile. La contestation d’Humanæ Vitæ par le cardinal Suenens, archevêque de Malines-Bruxelles, protégé de Paul VI et « icône » du Concile, provoqua chez le pape un traumatisme analogue à celui de l’enlèvement de son ami Aldo Moro, dix ans plus tard, qui contribua certainement à abréger sa vie.
RC : Certains ont mis en cause le « concile des médias » qui aurait détourné la réalité du Concile. Cette analyse vous paraît-elle pertinente ?
RdeM : Le concile Vatican II cherchait à élaborer un langage nouveau pour s’adresser au monde. L’usage du langage médiatique du monde le contraignit à se soumettre à ses règles. Ce qui explique le rôle de ce « para-concile » auquel on a voulu attribuer des responsabilités qui cependant provenaient de l’événement conciliaire lui-même. À l’ère de la communication, est vrai ce qui est communiqué. Donc le « concile des médias » n’est pas moins réel que celui des documents. Vatican II a été un évènement qui comprend certes les textes des Pères conciliaires mais aussi les pressions médiatiques qui en orientèrent les choix et la pratique pastorale qui en dériva. On dit que les documents du Concile ont été mal interprétés et que le Concile « virtuel », celui des médias, a prévalu sur le vrai Concile, celui des Pères. Mais s’il en est advenu ainsi, la responsabilité n’en incombe-t-elle pas aux autorités qui auraient pu empêcher cette mauvaise interprétation et ne l’ont pas fait ? Pourquoi la mauvaise herméneutique n’a-t-elle pas été réprimée ? Y a-t-il eu de mauvais herméneutes sanctionnés dans leurs diocèses, leurs paroisses, leurs séminaires ? On ne se rend pas compte que si la préoccupation majeure, aujourd’hui, est de sauver les autorités ecclésiastiques suprêmes de toute responsabilité dans la propagation des maux de l’après-concile, cette formulation du problème ne fait qu’aggraver le mal que l’on cherche à réduire. Si, en effet, il était vrai que le Concile avait été trahi par de mauvais interprètes de ses documents, comment nier la responsabilité des autorités ecclésiastiques qui virent se répandre le fléau d’une herméneutique infidèle et ne le réprimèrent pas ?
RC : Comment expliquez-vous que, de la minorité conservatrice réunie au sein du Coetus Internationalis Patrum et comportant cependant plusieurs centaines de membres, il n’y ait eu finalement que deux évêques, NNSS Lefebvre et Castro-Meyer, à remettre publiquement en cause le concile et les réformes qui en furent issues ?
RdeM : Les causes de ce qui arriva dans l’après-concile sont à rechercher dans le Concile lui-même, quand une large part des Pères conservateurs – je pense en particulier au cardinal Siri – refusèrent de s’engager activement dans la lutte entre les deux minorités, conservatrice et progressiste. On pensait qu’après le Concile la Curie réussirait à « normaliser » la situation. C’était une illusion. La minorité progressiste était active, organisée, appuyée par les mass-médias et jouissait surtout de l’appui de Paul VI, au moins jusqu’en 1968. À mon avis, la cause principale de la défaite des conservateurs et la racine de la faiblesse de l’Église contemporaine face au monde, réside dans la perte de la vision théologique, caractéristique de la pensée chrétienne, qui interprète l’Histoire comme une lutte incessante, jusqu’à la fin des temps, entre « les deux cités » selon saint Augustin : celle de Dieu et celle de Satan. L’héritage le plus lourd que nous a laissé le Concile Vatican II est précisément la perte de l’esprit militant. À la théologie augustinienne et ignacienne des deux cités, celle de Dieu et celle de Satan, qui s’affrontent dans l’Histoire, a succédé une théologie victimiste, une théologie des catacombes, d’après laquelle il faut cesser de défendre les vérités dans lesquelles on croit. Or, en cessant de combattre pour ces vérités, on cesse d’y croire et de les aimer ; parce que celui qui aime lutte pour défendre ce en quoi il croit.
RC : Le concile Vatican II est-il toujours d’actualité ? Quelle est, selon vous, l’influence de ses textes et de son esprit sur la réalité de l’Église d’aujourd’hui ?
RdeM : Un exemple concret nous est offert par le rapport introductif du cardinal Kasper au Consistoire extraordinaire sur la famille du 20 février 2014. Dans ce discours, le cardinal Kasper a proposé au Synode des évêques et au pape de légitimer sur le plan canonique et doctrinal l’administration de la communion aux divorcés remariés, avec, logiquement, la reconnaissance de leurs secondes ou troisièmes noces. Ce renversement de la morale catholique a ses racines dans l’ambiguïté du chapitre de Gaudium et Spes sur le mariage, interprété dans un mode hédoniste et permissif par des moralistes, des évêques et des confesseurs qui ont autorisé une pratique en opposition avec le Magistère traditionnel. Le prochain Synode des évêques devrait en prendre acte. Selon le cardinal Kasper, en effet, l’Église devrait bénir tout ce qui vient de la réalité sociologique à commencer par les cohabitations extra-matrimoniales. C’est la victoire de la ligne herméneutique selon laquelle c’est dans la pratique pastorale que le concile Vatican II se réalise de façon cohérente.
RC : Les acteurs du concile sont en voie de disparition. Quel regard posent les jeunes évêques et les jeunes prêtres sur cet événement de la vie de l’Église ?
RdeM : Les partisans les plus ardents du concile Vatican II furent les jeunes prêtres qui ont vécu, plus que le concile, la période désacralisée des années 70. Pour eux, Vatican II a été le Mai 68 de l’Église. Cette génération est en train de s’éteindre et apparaît une nouvelle génération de prêtres et de séminaristes qui commencent à juger le Concile avec un état d’esprit libre de préjugés.
Mon livre a été traduit en plusieurs langues et dans les voyages que je fais pour le présenter je suis toujours frappé de l’intérêt pour la Tradition que manifestent les jeunes prêtres et séminaristes que je rencontre. Le progressisme est infécond et ne réussit pas à se reproduire. Pour vivre, il a besoin du support artificiel des médias, mais, cliniquement, il est déjà mort. La Tradition est en soi féconde et diffuse et elle constitue la grande espérance d’un renouveau de l’Église au XXIe siècle.
RC : Votre livre a été publié en Italie il y a déjà quelque temps. Quelles ont été les réactions des évêques italiens, de la Curie ?
RdeM : Mon livre a contribué à alimenter une discussion ouverte par Benoît XVI dans son célèbre discours à la Curie de décembre 2005. L’époque de « démystification » du Concile a commencé comme avait commencé celle de la Révolution française à l’occasion du bicentenaire de 1989. Plusieurs évêques et cardinaux ont dit avoir apprécié mon œuvre, parmi lesquels le cardinal Brandmüller, à l’époque président du Comité pontifical pour les Sciences historiques et historien renommé de l’Église. Je participe en outre à une série de séminaires sur Vatican II présidés par le même cardinal Brandmüller, qui se tiennent régulièrement à Rome depuis 2012 et qui regroupent des historiens de diverses tendances, mais tous en opposition avec l’ « école de Bologne ». Dans ces réunions, j’ai eu la possibilité d’exposer mes thèses et d’en discuter. En outre deux évêques italiens, Mgr Simone Giusti évêque de Livourne et Mgr Luigi Negri, à l’époque évêque de San Marin et aujourd’hui archevêque de Ferrara, ont personnellement présenté mon livre dans leurs diocèses. Officiellement, le concile Vatican II est encore intouchable, mais, en privé, il commence à être considéré comme l’une des causes principales de la crise que vit toujours l’Église aujourd’hui.
Propos recueillis par Yves Amossé pour la revue Renaissance Catholique n° 131