« A propos du Missel Romain de 1962
publié dans nouvelles de chrétienté le 26 novembre 2014
SOURCE – Abbé Franck Quoëx – Le Baptistère – avril/mai 2004
Comme déjà il l’avait fait en 1984 lors de la concession du premier indult, le Saint-Siège, en reconnaissant dans le Motu Proprio Ecclesia Dei le légitime désir de « tous ceux qui se sentent liés à la tradition liturgique latine », a renvoyé pour l’application des dispositions pratiques à une norme rituelle précise: le missel romain selon l’édition typique de 1962.
Il n’y avait là rien qui pût choquer les plus exigeants d’entre les traditionalistes – à moins qu’ils ne remissent en cause la légitimité de la réforme du bienheureux Jean XXIII. Cette réforme, commencée à la fin du pontificat de Pie XII, avait été l’œuvre de la Sacrée Congrégation des Rites, laquelle avait ainsi offert, avant l’ouverture du concile Vatican II, un travail de révision des rubriques et du calendrier. Le libre usage du missel et des livres liturgiques de 1962, tel était bien ce que réclamaient du Saint-Siège en matière liturgique Monseigneur Lefebvre et ses partisans. Pourquoi estimait-on (estimedepuis lors approuvée par l’autorité romaine) devoir s’en tenir aux usages liturgiques de 1962 ? Sans doute était-ce parce que cette date constituait le terme au delà duquel il n’est de fait aucune célébration liturgique qui ne soit influencée de quelque manière par les considérations et autres décisions conciliaires en la matière. Ainsi, s’en tenir à 1962, c’était en quelque sorte reconnaître que cette dernière réforme s’inscrivait dans la continuité de ces réformes homogènes que les papes n’avaient pas laissé de promouvoir au cours des siècles – quoiqu’à un rythme plus soutenu depuis l’aube du XXe siècle. Au regard de ces réformes traditionnelles, qui prennent place dans une histoire dont on peut souligner aisément les articulations organiques, les changements successifs, advenus soit lors du concile Vatican II soit peu après, apparaissent davantage comme des mutations, des coups d’essai, voire des ruptures. Dans un tel contexte historique, dont on peut faire aisément et objectivement l’analyse, s’en tenir à 1962, c’est demeurer sur le seuil, qu’on se gardera bien de franchir, de toute une série de transformations qui depuis lors ont fait leurs preuves…
Par rapport à ce qui devait advenir trois, cinq, et surtout sept ans plus tard, la réforme de 1962, date depuis lors devenue « mythique », s’insère donc dans une histoire rituelle millénaire. Du fait de cette relation historique, les livres liturgiques en question constituent, dans l’ordre sacral qu’ils embrassent, un rempart contre ce que nous croyons contestable dans l’évolution de la pensée et de la culture occidentales depuis plus de deux siècles. Qui niera en effet que la mentalité moderne, ou tout au moins le syndrome des « années soixante », n’ait eu quelque influence sur le processus d’aggiornamento conciliaire, et n’ait affecté depuis lors la vie de la liturgie ? Cependant, les assauts répétés des dernières réformes ont fortifié à l’infini le goût de ceux que ces réformes indisposent : goût, devenu rare et savoureux, et littéralement contre-révolutionnaire, pour ce qui est durable, pour ces nobles monuments liturgiques, naguère édifiés dans des sanctuaires de marbre et d’or où le temps des hommes embrassait déjà l’éternité du Royaume, où l’autel de la terre ne faisait qu’un avec celui du sacrifice céleste.
Des raisons supérieures, sanctionnées et protégées de fait par la Providence, président donc à notre attachement aux rites traditionnels de la célébration eucharistique. D’aucuns pourraient nous faire grief d’un tel attachement, et donner ici la preuve d’une ironie trop facile. Ainsi, agacés par notre obstination, nous diront-ils: vous voulez donc que toute vie liturgique s’arrête en 1962, et qu’au-delà de cette date révérée (quoique par défaut) il n’y ait rien qui fasse honneur aux principes sacrés dont vous vous réclamez ? Cependant, rien n’est plus faux : nous nous voulons certes traditionnels, entés sur une tradition qui continue de vivre, et sans complaisance pour un fixisme sclérosé et névropathe dont nos objecteurs voudraient tant que nous fussions les victimes. Mais nous constatons – oseront-ils le nier ? – qu’après 1962, l’histoire de la liturgie romaine, spécialement en ce qui regarde le sacrifice eucharistique, est entrée dans une nouvelle phase, temps nouveaux dont les séquences étaient jusqu’alors inconnues – à moins qu’on ne veuille les rapprocher des expériences cultuelles tentées à Pistoie, voire même à Wittenberg, Genève et Canterbury… Les faits sont là, qui nous obligent pour l’instant à conserver fidèlement la dernière réforme qui ne heurte pas notre conscience liturgique.
Ce n’est pas toutefois que la réforme de 1962 soit à nos yeux parfaite et destinée à n’être jamais retouchée. En liturgie d’ici-bas, là où il est accordé aux hommes graciés de communier au Mystère de Dieu, aucun cadre rituel ne saurait représenter de manière vraiment adéquate les insondables richesses de ce Tout qui est célébré. De la même manière, aucune définition doctrinale ne peut pleinement embrasser la profondeur des divines vérités. Sous la conduite du Saint-Esprit, c’est toujours l’intelligence humaine créée, et de ce fait circonscrite et bornée, qui s’approche des mystères ineffables. Dans le champ cultuel tout autant que dogmatique, cette démarche s’accomplit sur les voies que les siècles de foi ont tracées et empruntées. Elle doit être calquée sur le long cheminement de nos pères, à travers les sentiers divers et convergents de l’histoire des rites et des dogmes, vers le mystère de Dieu, voilé et promis sur terre, mais contemplé face à face dans la Patrie. C’est dire l’importance de la notion de tradition en liturgie, et de traditionininterrompue, de telle sorte que lorsqu’on s’en éloigne – souvent sur le prétexte de paléo-traditions invérifiables, et par définitioninterrompues – on tombe de ce qui est accompli, solide et vivant à ce qui, mal constitué, s’avère artificiel et mouvant. Pour éviter cet écueil, nous nous en tenons, encore une fois, à la dernière réforme qui maintienne ce cheminement liturgique, doctrinal et spirituel qui parcourt l’histoire de la chrétienté latine et occidentale.
Certes, si on la mesure à l’aune de l’étude des sources de la liturgie romaine, et plus encore des réalités pastorales modernes et contemporaines, la réforme de 1962 pourra sembler d’une trop grande prudence et être qualifiée de conservatrice. D’aucuns regretteront qu’elle n’ait pas davantage autorisé l’usage de la langue vernaculaire (avec de nobles traductions et des directives précises s’entend); qu’on n’ait pas fait preuve de la même énergie que saint Pie V dans l’amendement du calendrier universel; que la « déprivatisation », ou « dédoublage » de la messe solennelle n’ait regardé que les lectures des ministres et non les chants de la schola cantorum; qu’on ait laissé telle quelle, avec les inconséquences rubricales qu’on lui connaît, la réforme (tant vantée) de la Semaine Sainte sous Pie XII; etc.
Si de tels regrets ne sont pas sans fondements, la réforme de 1962 offre en contrepartie, ô combien appréciable, un ordo missae intact, en pleine harmonie avec l’histoire de la messe romaine, sans les simplifications cérémonielles des réformes immédiatement successives, où perce un certain esprit démocratique; sans surtout le démantèlement de la structure cérémonielle de la célébration de type presbytéral par le truchement d’un « siège de présidence », véhicule d’une conception épiscopalisante du sacerdoce de second ordre… Ordo missae intact disons-nous, où, entre autres, est maintenu l’usage authentiquement romain, attesté par une lettre de saint Grégoire le Grand à Jean de Syracuse, du chant du Pater noster par le seul prêtre, à la différence de l’usage grec – usage tout aussi vénérable, mais étranger à notre tradition latine. C’est au même saint Grégoire que nous devrions encore le nombre limité des préfaces du missel romain qui, outre le fait d’être en surnombre par rapport à l’unique préface byzantine, se caractérisent par leur concise limpidité et leur précise richesse de concepts. Au VIIe siècle, ces éléments précieux, désormais objets de l’admiration des linguistes, durent sans doute présider à l’évacuation de textes plus nombreux qui sentaient les querelles d’école et le panégyrique, ou tout simplement la médiocrité. Il serait donc aujourd’hui mal venu, surtout après avoir été abreuvés à satiété des critiques du Mouvement liturgique contre les compositions médiévales phagocytant notre ordo romano-franc, de devoir faire nos délices des préfaces modernes et surabondantes composées dans le genreGaudium et spes! Cette remarque vaut aussi pour nombre d’oraisons en néo-latin de fêtes récentes que nous devrions intégrer, nous presse-t-on, dans un calendrier déjà saturé !
Loin de nous l’idée d’exclure toute réforme du missel de 1962, mais nous souhaitons et demandons que tout ce qui devra être accompli le soit dans le respect non du missel de 1962 en soi, mais plutôt de l’identité, de l’histoire et du génie propre au rite romain auquel nous sommes attachés et que respecte précisément ce missel. Qu’on ne s’y trompe pas: ce n’est pas qu’il faille que les seuls historiens du culte contribuent aux réformes et restaurations à venir, mais plutôt que l’histoire serve de guide et de conseil aux liturgistes, théologiens et pasteurs de l’Église. En effet, les sages leçons qu’elle ne laisse pas de prodiguer, tel le constat d’échec de la révolution liturgique, pourront seconder ce grand œuvre de retour au sacré que les autorités de l’Église vont devoir entreprendre.
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Extrait du Baptistère n°6-7 – Avril – Mai 2004 – Le Baptistère