La « cour des Gentils »
publié dans nouvelles de chrétienté le 9 juillet 2010
La première « cour » réunissant croyants et athées va s’ouvrir à Paris
C’est le pape Ratzinger qui l’a voulue et qui lui a donné le nom de « cour des Gentils ». Elle sera inaugurée par son ministre de la Culture, l’archevêque Ravasi. Ce sera un espace de dialogue avec ceux qui sont éloignés de Dieu et la première étape d’un projet plus vaste de nouvelle évangélisation
par Sandro Magister, dans « Chiesa News »
ROME, le 24 juin 2010 – Au moment même où la justice italienne met au jour des affaires concernant la congrégation pour l’évangélisation des peuples à l’époque où son préfet était le cardinal Crescenzio Sepe, un nouveau service – plus sobre – est sur le point d’être créé au Vatican ; il se consacrera à une autre forme d’évangélisation : non pas dans les terres de mission, mais dans les pays de vieille chrétienté où la foi s’est le plus affaiblie ou a disparu.
L’idée n’est pas du tout nouvelle. Un secrétariat pour les non-croyants avait été créé après le concile Vatican II. Confié à l’époque au cardinal autrichien Franz König, il avait duré quelques années. Il réapparaît maintenant sous la forme plus solide d’un conseil pontifical. Benoît XVI en a discuté avec quelques cardinaux : de Ruini à Scola, de Bagnasco à Schönborn. Un « motu proprio » en définira la physionomie et les tâches.
Mais, entre temps, une action concrète, ayant également pour but de dialoguer avec ceux qui n’ont pas la foi, est en train d’être mise en place par un conseil pontifical qui fonctionne déjà depuis longtemps, celui de la Culture, présidé par l’archevêque Gianfranco Ravasi.
L’initiative s’appelle « Cour des gentils ». L’idée et la formule sont de Benoît XVI, qui les a lancées le 21 décembre 2009, dans le discours par lequel il adressait ses vœux de Noël à la curie romaine.
L’idée du pape Joseph Ratzinger – pour qui la question de Dieu est la « priorité » de son pontificat – est d’ouvrir un dialogue systématique avec les hommes qui sont les plus éloignés de Dieu, afin qu’ils se rapprochent à nouveau de lui « au moins comme Inconnu ».
Quant à la formule « Cour des gentils », Benoît XVI l’a tirée des Évangiles, de cette page où l’on voit Jésus chasser les marchands du temple.
Aujourd’hui, au moment où la justice italienne veut donner un coup de balai à l’affairisme de la vieille curie vaticane, on est encore plus impressionné en relisant ce que le pape a dit, le 21 décembre dernier, pour expliquer son projet :
« Je me rappelle la formule empruntée par Jésus au prophète Isaïe, c’est-à-dire que le temple devrait être une maison de prière pour tous les peuples (cf. Is 56, 7 ; Mc 11, 17). Il pensait à ce que l’on appelait la cour des Gentils, qu’il débarrassa d’affaires venues de l’extérieur afin qu’il y ait de l’espace libre pour les Gentils qui voulaient prier là le Dieu unique, même s’ils ne pouvaient pas prendre part au mystère au service duquel l’intérieur du temple était réservé. Un espace de prière pour tous les peuples : on pensait ainsi à ceux qui ne connaissent Dieu, pour ainsi dire, que de loin ; que leurs dieux, leurs rites, leurs mythes ne satisfont pas ; qui désirent le Pur et le Grand, même si Dieu reste pour eux le ‘Dieu inconnu’ (cf. Ac 17, 23). Ils devaient pouvoir prier le Dieu inconnu et ainsi, cependant, être en relation avec le vrai Dieu, même si c’était au milieu d’obscurités de différentes sortes ».
Mais, pour une compréhension plus profonde de ce que signifie la « Cour des gentils », on peut faire appel à l’exégète de qualité qu’est certainement l’archevêque Ravasi, bibliste de réputation mondiale et qui dispose d’un vaste réseau de contacts personnels avec des hommes de culture plus ou moins éloignés de la foi.
L’article de Ravasi que l’on peut lire ci-dessous a été publié dans « L’Osservatore Romano » du 2 juin.
Dans cet article, le prélat annonce que l’inauguration de la « Cour des gentils » aura lieu à Paris au mois de mars 2011, en trois lieux qui ont été choisis justement parce qu’ils sont dépourvus de toute appartenance religieuse : la Sorbonne, l’Unesco et l’Académie Française.
De nombreuses personnalités ont déjà fait part de l’intérêt que leur inspirait ce projet, à commencer par Julia Kristeva, sémiologue et psychanalyste très attentive à un dialogue entre les croyants et les agnostiques ou athées.
Voici de quelle manière Ravasi a décrit – dans une interview qu’il a accordée le 25 février dernier à « Avvenire », le quotidien des évêques d’Italie – les formes d’athéisme qui sont aujourd’hui présentes sur le terrain et avec lesquelles l’Église souhaite dialoguer :
« Il faut prendre en compte les divers athéismes, qui ne peuvent pas être réduits à un modèle unique. D’un côté, il y a le grand athéisme de Nietzsche et de Marx, qui malheureusement a mal tourné et qui constitue une explication de la réalité alternative à celle des croyants, mais avec une éthique, une vision sérieuse et courageuse, par exemple, dans le fait de considérer que l’homme est seul dans l’univers. Ensuite il y a un athéisme ironique et sarcastique qui prend comme cibles des aspects marginaux de la croyance ou des lectures fondamentalistes de la Bible. C’est l’athéisme d’Onfray, de Dawkins et de Hitchens. En troisième lieu, il y a une indifférence absolue, fille de la sécularisation, dont une bonne synthèse est donnée par l’exemple que donne Charles Taylor dans ‘L’âge séculier’ quand il affirme que si Dieu venait aujourd’hui dans l’une de nos villes, la seule chose qui se produirait est que l’on lui demanderait ses papiers ».
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EN DIALOGUE DANS LA « COUR DES GENTILS ». TRAVERSONS ENSEMBLE LE DÉSERT
par Gianfranco Ravasi
« Je pense qu’aujourd’hui l’Église devrait aussi ouvrir une espèce de ‘cour des Gentils’ où les hommes puissent en quelque sorte s’accrocher à Dieu, sans le connaître et avant d’avoir trouvé l’accès à son mystère, au service duquel est la vie interne de l’Eglise. Au dialogue avec les religions doit aujourd’hui s’ajouter, avant tout, le dialogue avec ceux à qui la religion est étrangère, à qui Dieu est inconnu et qui, pourtant, ne voudraient pas simplement rester sans Dieu, mais l’approcher au moins en tant qu’Inconnu ».
Ces mots prononcés à Noël 2009 par Benoît XVI lorsqu’il a présenté ses vœux à la curie romaine, ont aussi eu un effet concret : un dicastère du Vatican, le conseil pontifical pour la culture, a lancé une institution, nommée justement « Cour des gentils », pour ouvrir un dialogue sérieux et respectueux entre les croyants et les agnostiques ou les athées.
L’inauguration aura lieu à Paris au mois de mars 2011, en plusieurs lieux simultanément : à la Sorbonne, à l’Unesco et à l’Académie Française, dans des perspectives différentes. Il faut déjà signaler l’intérêt manifesté par diverses personnalités, parmi lesquelles Julia Kristeva, sémiologue, psychanalyste et écrivain.
Nous voudrions avant tout expliquer le symbole utilisé par le pape, une expression qui n’est pas claire pour tout le monde, même si beaucoup de gens savent que le mot « gentils » désigne dans le langage ecclésiastique les non-juifs, autrement dit les païens qui avaient adhéré au christianisme : le terme provient du latin « gens » au sens de nationalité étrangère par opposition au « populus romanus » (en hébreu c’étaient les « goy/goyim », cités 561 fois dans l’Ancien Testament ; en grec « ethnos/ethnè », un mot que l’on rencontre bien 162 fois dans le Nouveau Testament). Tout le monde sait combien saint Paul s’est battu pour ouvrir à ces derniers les portes de la nouvelle foi, sans les obliger à subir préalablement la circoncision et donc la judaïsation comme l’exigeaient certains dirigeants de la communauté chrétienne des origines (les judéo-chrétiens). Mais quelle réalité évoque la « Cour des Gentils » ?
A ce sujet, nous devons nous référer au plan du temple de Jérusalem et en particulier à la configuration que présentait l’imposant édifice voulu par le roi Hérode à partir de 20 avant Jésus-Christ et détruit en 70 après Jésus-Christ par les armées romaines de Titus. Là, en effet, en plus des zones réservées aux femmes, aux Juifs, aux prêtres et au sanctuaire proprement dit, s’ouvrait un espace auquel pouvaient justement accéder les païens en visite à Jérusalem. Cet espace était la « Cour des gentils », une « aulè » en grec. C’est peut-être à elle que le livre de l’Apocalypse fait allusion lorsqu’il est dit que Jean, qui est chargé de prendre symboliquement les mesures du temple, reçoit l’ordre suivant : « Quant à la cour (aulè) extérieure du temple, laisse-la, ne la mesure pas, car on l’a donnée aux gentils (ethnè) : ils fouleront la ville sainte » (11, 2).
La preuve concrète de l’existence de cette enceinte spéciale consiste en une stèle de 60 centimètres sur 90, portant une inscription en grec. Elle a été découverte en 1871 par l’archéologue français Charles-Simon Clermont-Ganneau et elle est maintenant conservée au musée archéologique d’Istanbul (une autre stèle similaire, mais dont il ne reste qu’un fragment, a été découverte en 1953). On y lit une interdiction semblable aux actuels avis de « danger de mort » ou de « zone militaire » infranchissable : « Qu’aucun étranger (alloghenès) ne pénètre au-delà de la balustrade et de l’enceinte qui entoure l’aire sacrée (hieròn). Quiconque serait surpris en flagrant délit d’infraction serait responsable de sa mort qui s’ensuivra ».
L’historien juif proromain Flavius Josèphe, témoin des événements survenus en Terre Sainte au cours du premier siècle, confirme ce témoignage dans son ouvrage « Antiquités judaïques », où il parle de deux cours : la première, qui était celle des gentils, était séparée de la seconde – celle des Juifs – « par quelques marches et par une balustrade de pierre qui portait une inscription interdisant l’entrée aux étrangers sous peine de mort » (XV, 417).
Dans son autre ouvrage le plus connu, « La guerre des Juifs », le même historien notait : « En traversant cet espace dans la direction de la seconde cour, on trouvait autour de soi une balustrade de pierre, haute de trois coudées et très finement ouvragée. Des stèles s’y dressaient à intervalles égaux, rappelant les unes en caractères grecs, les autres en caractères latins, les lois de pureté – pour l’accès au temple – afin qu’aucun étranger ne pénètre dans le lieu saint » (V, 193-194).
Il est curieux de noter que, d’après ce que l’on déduit du texte de l’interdiction, la peine capitale était automatique, sans procès en bonne et due forme mais par une sorte de lynchage dont se chargeait la foule juive. Quelque chose de ce genre est évoqué à propos du risque couru par saint Paul précisément dans le temple de Jérusalem : la foule des fidèles tente de le tuer parce qu’elle le soupçonne d’ »avoir introduit des Grecs dans le temple, profanant ainsi le lieu saint ». En effet, Paul a été vu, peu de temps auparavant, en compagnie d’un païen, un certain Trophime d’Éphèse, s’attirant par là le soupçon de l’avoir amené au-delà de la « Cour des gentils », dans la zone sacrée interdite aux païens (lire le passage des Actes des Apôtres, 21, 27-32).
En tout cas, c’est bien l’apôtre qui va porter un rude coup à cette conception si sévèrement « séparatiste » lorsque, écrivant aux chrétiens d’Éphèse, il déclarera que le Christ est venu « détruire le mur qui séparait » les Juifs et les gentils, « pour créer en sa personne les deux en un seul homme nouveau, faire la paix, et les réconcilier avec Dieu, tous deux, en un seul corps » (Éphésiens, 2, 14-16). Ce symbole d’apartheid et de séparation sacrée qu’était le mur de la « Cour des gentils » est donc supprimé par le Christ qui souhaite éliminer les barrières pour permettre une rencontre harmonieuse entre les deux peuples.
C’est cette précision supplémentaire apportée par saint Paul qui donne son sens à l’application métaphorique de la « cour » suggérée par Benoît XVI. Croyants et non-croyants se trouvent sur des territoires différents, mais ils ne doivent pas s’enfermer dans un isolationnisme sacré ou laïque, ni s’ignorer mutuellement ou, pire encore, se lancer des moqueries ou des accusations, comme le voudraient les fondamentalistes de chaque bord. Certes, il ne faut pas aplatir les différences, se débarrasser des diverses conceptions, ignorer les discordances. Chacun se tient dans une « cour » différente, mais les pensées et les mots, les actions et les choix peuvent être confrontés et même se rencontrer.
Pour recourir à un jeu d’assonances – mais pas d’étymologies – on pourrait adopter, entre chrétiens et gentils, la technique du duel (mot qui vient du latin « bellum »), dans une rencontre à l’arme blanche, à la manière de l’athée et du jésuite dans le film « La Voie Lactée » de Luis Buñuel. Au contraire, ce que veut proposer le projet « Cour des gentils », c’est un duo (mot qui vient du latin « duo ») dans lequel les voix peuvent être aux antipodes l’une de l’autre au point de vue sonore, comme une basse et un soprano, et néanmoins réussir à créer de l’harmonie sans pour autant renoncer à leur identité propre, c’est-à-dire, hors de toute métaphore, sans se décolorer dans un vague syncrétisme idéologique.
Dans cette rencontre entre les deux « cours », un choix préalable est celui de la purification des deux concepts de base. D’une part, les « gentils » doivent retrouver cette noblesse idéale telle qu’elle était exprimée par les grands systèmes athées (pensons à Marx ou à la célèbre parabole sur la mort de Dieu dans le « Gai savoir » de Nietzsche) avant que ceux-ci n’aient été enfermés dans des systèmes politico-idéologiques, ne soient tombés dans le scepticisme et dans l’idolâtrie des choses ou n’aient dégénéré en athéisme méprisant, sarcastique et puérilement blasphémateur.
D’autre part, la foi doit retrouver sa grandeur, qui s’est manifestée par des siècles de haute pensée et par une conception accomplie de l’essence et de l’existence, en évitant les biais du dévotionalisme ou du fondamentalisme et en révélant que la théologie possède un rigoureux statut épistémologique parallèle et spécifique à celui de la science : pensons à la « théorie des deux niveaux » indépendants et non conflictuels soutenue par Stephen Gould et reprise par Francisco Ayala, qui sont l’un et l’autre des penseurs et des savants.
Mais, en plus de cela, la rencontre entre les voix différentes peut avoir lieu autour de problèmes communs – même s’ils sont traités et résolus avec des résultats hétérogènes – comme l’éthique, l’anthropologie, la spiritualité, les questions ultimes sur la vie et la mort, le bien et le mal, l’amour et la souffrance, la vérité et le mensonge, la paix et la nature, la transcendance et l’immanence.
Par ce chemin il est possible de parvenir jusqu’à la question de l’Inconnu, cet « Àgnostos Theòs », ce Dieu inconnu, à qui saint Paul faisait allusion dans son célèbre discours à l’Aréopage d’Athènes, rappelé dans l’extrait du discours de Benoît XVI que nous avons cité en ouverture de cet article.
En effet, de même que quelquefois le croyant peut pénétrer dans la « Cour des gentils », sous un ciel sans présences et privé de Dieu, et rester dans l’attente que la divinité mette un terme à son silence et à son absence, de même quelquefois l’athée peut lui aussi lancer une invocation avec le poète Giorgio Caproni : « Ah, mon dieu, mon Dieu. / Pourquoi n’existes-tu pas ? ». Interrogation que Zinoviev, l’auteur russe des « Hauteurs béantes », développait de la manière suivante : « Je t’en supplie, mon Dieu, essaie d’exister, au moins un peu, pour moi, ouvre tes yeux, je t’en supplie !… Efforce-toi de voir : vivre sans témoins est un enfer pour nous ! Voilà pourquoi je crie et je hurle : Mon père, je t’en supplie en pleurant : existe ! ».
Sans attendre des conversions ou des voltes-faces existentielles, mais surtout en évitant les diversions dans le vide, dans la banalité, dans les stéréotypes, les gentils et les chrétiens – dont les « cours » sont contigües dans la cité moderne – peuvent découvrir des consonances et des harmonies même dans leur différence ; ils peuvent abandonner les langages qui sont seulement autoréférentiels et amener une humanité trop souvent penchée uniquement sur l’immédiat, la superficialité, l’insignifiance, à lever les yeux vers l’Être dans sa plénitude. Un peu comme le suggérait dans l’un de ses « Chants ultimes » le père David Maria Turoldo : « Frère athée, noblement pensif, / à la recherche d’un Dieu / que je ne sais pas te donner, / traversons ensemble le désert. / De désert en désert, allons au-delà / de la forêt des croyances, / libres et nus vers / l’Être Nu / et là / où la parole meurt / que notre cheminement trouve sa fin ».
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On trouvera ci-dessous quatre passages clés du discours de vœux adressé par Benoît XVI à la curie romaine le matin du lundi 21 décembre 2009 :
J’ai été ému par la grande cordialité avec laquelle a été accueilli le successeur de Pierre, le « Vicarius Christi ». La joie chaleureuse et l’affection cordiale qui m’ont été manifestées tout au long de mon chemin n’étaient pas simplement destinées à un quelconque hôte fortuit. Rencontrer le pape rendait concrète l’Eglise universelle, la communauté qui englobe le monde et qui est réunie par Dieu à travers le Christ. […] C’est bien Lui qui est parmi nous, nous l’avons perçu à travers le ministère du successeur de Pierre. Nous étions ainsi élevés au-dessus du simple quotidien. Le ciel était ouvert, c’est ce qui fait d’un jour une fête. Et c’est en même temps quelque chose de durable. Il reste vrai, même dans la vie quotidienne, que le ciel n’est plus fermé ; que Dieu est proche ; que, dans le Christ nous nous appartenons tous les uns aux autres.
Le souvenir des célébrations liturgiques s’est gravé dans ma mémoire de façon particulièrement profonde. Les célébrations de la sainte eucharistie étaient de vraies fêtes de la foi. Je voudrais mentionner deux éléments qui me semblent particulièrement importants. Il y avait tout d’abord une grande joie partagée, qui s’exprimait aussi par le corps, mais de façon disciplinée et orientée par la présence du Dieu vivant. Cela indique déjà le second élément : le sens de la sacralité, du mystère présent du Dieu vivant imprégnait, pour ainsi dire, chaque geste. Le Seigneur est présent, le Créateur, Celui à qui tout appartient, de qui nous provenons et vers qui nous allons. J’ai spontanément repensé aux paroles de saint Cyprien dans son commentaire du Notre Père : « Rappelons-nous que nous sommes sous le regard que Dieu porte sur nous. Nous devons plaire aux yeux de Dieu, à la fois par l’attitude de notre corps et par l’usage de notre voix » (« De dominica oratione » 4 CSEL III 1 p. 269). Oui, il y avait cette conscience d’être en présence de Dieu. Il n’en résulte ni peur ni inhibition, pas même une obéissance extérieure aux rubriques, et cela n’amène pas non plus à se mettre en évidence les uns par rapport aux autres ou à crier de façon indisciplinée. Il y avait plutôt ce que les Pères appelaient « sobria ebrietas » : le fait d’être pleins d’une joie qui en tout cas reste sobre et ordonnée, qui unit les gens de l’intérieur, en les conduisant à la louange communautaire de Dieu, louange qui suscite en même temps l’amour du prochain, la responsabilité réciproque.
2. SYNODE SUR L’AFRIQUE. LE SACREMENT DE LA RÉCONCILIATION
Le synode avait choisi comme thème : l’Eglise en Afrique au service de la réconciliation, de la justice et de la paix. C’est un thème théologique et surtout pastoral d’une actualité brûlante, mais on pouvait aussi y voir un thème politique. […] Les pères synodaux ont-ils réussi à trouver la voie plutôt étroite entre une simple théorie théologique et une action politique immédiate, la voie du « pasteur » ? […] Des réconciliations sont nécessaires pour une bonne politique, mais elles ne peuvent pas être réalisées uniquement par elle. Ce sont des processus pré-politiques et elles doivent naître d’autres sources.
Le Synode a cherché à examiner en profondeur le concept de réconciliation en tant que devoir pour l’Eglise d’aujourd’hui, en attirant l’attention sur ses diverses dimensions. L’appel de saint Paul aux Corinthiens a aujourd’hui une nouvelle actualité. « Nous sommes en ambassade pour le Christ : c’est comme si Dieu exhortait par nous. Nous vous en supplions au nom du Christ : laissez-vous réconcilier avec Dieu ! » (2 Co 5, 20). Si l’homme n’est pas réconcilié avec Dieu, il est en conflit avec la création aussi. Il n’est pas réconcilié avec lui-même, il voudrait être autre qu’il n’est et il n’est donc pas même réconcilié avec son prochain. Un autre élément de la réconciliation est la capacité à reconnaître sa faute et à demander pardon, à Dieu et à autrui. Enfin le processus de réconciliation comporte la disponibilité à la pénitence, la disponibilité à souffrir jusqu’au bout pour une faute et à se laisser transformer. En fait également partie la gratuité, dont parle souvent l’encyclique « Caritas in veritate » : cette disponibilité à aller au-delà du nécessaire, à ne pas calculer, mais à aller au-delà de ce que les simples conditions juridiques demandent. En fait partie cette générosité dont Dieu lui-même nous a donné l’exemple.
Pensons à la phrase de Jésus : « Si tu présentes ton offrande à l’autel et que là tu te rappelles que ton frère a un grief contre toi, laisse ton offrande devant l’autel et va d’abord te réconcilier avec ton frère, puis reviens présenter alors ton offrande » (Mt 5, 23s.). Dieu qui savait que nous ne sommes pas réconciliés, qui voyait que nous avons un grief contre lui, s’est levé et est venu à notre rencontre, bien qu’étant le seul à avoir raison. Il est venu à notre rencontre jusqu’à la croix, pour se réconcilier avec nous. C’est la gratuité : la disponibilité à faire le premier pas. Aller le premier à la rencontre de l’autre, lui offrir la réconciliation, accepter la souffrance éprouvée quand on renonce à avoir raison. Ne pas fléchir dans la volonté de réconciliation : Dieu nous en a donné l’exemple, et c’est la façon de devenir semblables à lui, une attitude dont nous avons un besoin sans cesse renouvelé dans le monde.
Aujourd’hui nous devons acquérir de nouveau la capacité à reconnaître notre faute, nous devons nous débarrasser de l’illusion que nous sommes innocents. Nous devons acquérir la capacité à faire pénitence, à nous laisser transformer, à aller vers l’autre et à nous faire donner par Dieu le courage et la force d’un tel renouvellement. Dans notre monde actuel nous devons redécouvrir le sacrement de la pénitence et de la réconciliation. Le fait que celui-ci ait en grande partie disparu des habitudes de vie des chrétiens est le symptôme d’une perte de véracité vis-à-vis de nous-mêmes et de Dieu ; une perte qui met en danger notre humanité et diminue notre capacité de paix. Saint Bonaventure estimait que le sacrement de pénitence était un sacrement de l’humanité en tant que tel, un sacrement que Dieu avait institué dans son essence tout de suite après le péché originel avec la pénitence imposée à Adam, même s’il n’a pu trouver sa forme complète que dans le Christ, qui est personnellement la force réconciliatrice de Dieu et a pris sur lui notre pénitence.
3. TERRE SAINTE. LA DESCENTE DE DIEU DANS L’ABÎME
La visite à Yad Vashem a été une rencontre bouleversante avec la cruauté de la faute humaine, avec la haine d’une idéologie aveugle qui, sans aucune justification, a livré à la mort des millions d’êtres humains et par là, en dernière analyse, a aussi voulu chasser Dieu du monde, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le Dieu de Jésus-Christ. C’est donc en premier lieu un monument commémoratif contre la haine, un appel affligé à la purification, au pardon, à l’amour.
C’est ce monument de la faute humaine qui a ensuite rendu bien plus importante la visite aux lieux de mémoire de la foi et fait percevoir leur actualité intacte. En Jordanie nous avons vu l’endroit le plus bas de la terre, près du Jourdain. Comment pourrait-on ne pas se sentir renvoyés à l’expression de la lettre aux Ephésiens, selon laquelle le Christ est « descendu dans les régions inférieures de la terre » (Ep 4, 9). Dans le Christ, Dieu est descendu jusqu’au fin fond de l’être humain, jusqu’à la nuit de la haine et de l’aveuglement, jusqu’à l’obscurité de l’éloignement de l’homme vis-à-vis de Dieu, pour y allumer la lumière de son amour. Il est présent même dans la nuit la plus profonde : « même aux enfers, te voici » ; cette phrase du psaume 139 [138], 8 est devenue une réalité avec la descente de Jésus.
Se rendre sur les lieux du salut, dans l’église de l’annonciation à Nazareth, dans la grotte de la nativité à Bethléem, au lieu de la crucifixion sur le Calvaire, devant le sépulcre vide, témoignage de la résurrection, a donc été comme toucher l’histoire de Dieu avec nous. La foi n’est pas un mythe. C’est une histoire vraie, dont nous pouvons toucher du doigt les traces. Ce réalisme de la foi nous fait particulièrement du bien dans les difficultés actuelles. Dieu s’est vraiment montré. En Jésus-Christ Il s’est vraiment fait chair. En tant que ressuscité Il reste un vrai homme, il ouvre sans cesse notre humanité à Dieu et il est toujours le garant du fait que Dieu est un Dieu proche.
Cela me rappelle la formule empruntée par Jésus au prophète Isaïe, c’est-à-dire que le temple devrait être une maison de prière pour tous les peuples (cf. Is 56, 7 ; Mc 11, 17). Il pensait à ce que l’on appelait la cour des Gentils, qu’il débarrassa d’affaires venues de l’extérieur afin qu’il y ait de l’espace libre pour les Gentils qui voulaient prier là le Dieu unique, même s’ils ne pouvaient pas prendre part au mystère au service duquel l’intérieur du temple était réservé. Un espace de prière pour tous les peuples : on pensait ainsi à ceux qui ne connaissent Dieu, pour ainsi dire, que de loin ; que leurs dieux, leurs rites, leurs mythes ne satisfont pas ; qui désirent le Pur et le Grand, même si Dieu reste pour eux le « Dieu inconnu » (cf. Ac 17, 23). Ils devaient pouvoir prier le Dieu inconnu et ainsi, cependant, être en relation avec le vrai Dieu, même si c’était au milieu d’obscurités de différentes sortes.
Je pense qu’aujourd’hui l’Eglise devrait aussi ouvrir une sorte de « cour des Gentils » où les hommes puissent en quelque s’accrocher à Dieu, sans le connaître et avant d’avoir trouvé l’accès à son mystère, au service duquel est la vie interne de l’Eglise. Au dialogue avec les religions doit aujourd’hui s’ajouter avant tout le dialogue avec ceux à qui la religion est étrangère, à qui Dieu est inconnu et qui, pourtant, ne voudraient pas simplement rester sans Dieu, mais l’approcher au moins en tant qu’Inconnu.
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