L’échec des colloques doctrinaux avec la Fraternité saint Pie X et la question d’un « ordinariat traditionnel »
publié dans nouvelles de chrétienté le 2 avril 2011
31 mars 2011
[Disputationes Theologicae] L’échec des colloques doctrinaux avec la Fraternité saint Pie X et la question d’un « ordinariat traditionnel »
SOURCE – Disputationes Theologicae – 31 mars 2011Les colloques doctrinaux entre le Saint-Siège et la Fraternité saint Pie X, ce n’est plus un secret pour personne, sont loin d’aller dans le sens espéré. Les accents enthousiastes se sont éteints, et les belles espérances semblent définitivement dépassées, d’un côté comme de l’autre. Dans les couloirs du Vatican, est réapparue une expression qu’on n’avait plus entendue depuis longtemps : certains disent à qui veut l’entendre que « la Fraternité c’est le schisme, ils sont hors de l’Eglise ». Et pourtant, après deux années de discussions régulières, il va falloir trouver une façon d’en sortir la tête haute. Les solutions possibles ne sont pas nombreuses et celle qui semble la plus plausible est qu’avant l’été, Rome proposera à Mgr Fellay de souscrire à un document, souscription qui sera accompagnée de la proposition d’une structure canonique idéale, celle d’un ordinariat personnel avec l’exemption par rapport aux évêques diocésains.
On discute depuis deux ans maintenant, mais les éclaircissements doctrinaux et magistériels sur le Concile et l’après-Concile n’ont pas avancé d’une virgule. Entre mille déclarations, on ne sait pas même aujourd’hui si Mgr Fellay a accepté, déjà, le Concile, afin d’obtenir la levée de l’excommunication : non seulement la lettre qui réclamait cette révocation de la condamnation, concordée pourtant de façon bilatérale, n’a jamais été intégralement publiée, mais deux textes différents circulent encore (sans que personne ne s’en scandalise). Dans le premier texte, les quatre évêques affirment accepter tous les Conciles jusqu’à Vatican II, avec certaines réserves, tandis que dans la deuxième version, distribuée aux fidèles un peu pus tard, ils affirment au contraire ne reconnaître les Conciles que jusqu’à Vatican I. Rome n’a pas non plus, jusqu’ici, diffusé la version officielle de la lettre dans son intégrité, ce qui serait pourtant déjà un bon point de départ pour que les positions respectives soient connues, sans malentendu. Mais pour l’instant on préfère – des deux côtés – parler de disputes doctrinales « de haut niveau ».
C’est la Fraternité qui avait réclamé des rencontres doctrinales, desquelles devait sortir une solution aux problèmes posés par le Concile Vatican II. Depuis dix ans maintenant, elle joue à la hausse en ignorant les propositions de Rome, propositions qui n’étaient pourtant pas si inacceptables qu’on l’a dit : la Fraternité n’a pas voulu se contenter de devenir un organisme canonique sui iuris, avec la liberté de discuter théologiquement sur certaines difficultés de la théologie moderne (et leur influence sur certains actes officiels non-infaillibles), et la faculté de célébrer exclusivement la « Messe grégorienne ». Non, elle a prétendu bien plus, elle a voulu que Rome s’engage sur le terrain théologique : le Siège de Pierre aurait même dû reconnaître publiquement ses erreurs face à ses inférieurs, comme condition préalable à toute éventualité d’un accord pratique. Ainsi, depuis dix ans, la Fraternité entretien l’hostilité chez ses propres prêtres et fidèles, en présentant tout accord qui précèderait une conversion de Rome comme une trahison de la foi. Cette politique a mené à certains résultats – voulus ou non, ce n’est pas notre rôle d’en juger – mais c’est un fait qu’en 2011 il y a dans la Fraternité davantage d’hostilité à un accord qu’en 2001, au lendemain de l’Année Sainte.
En 2009 apparaît donc le projet des colloques doctrinaux entre les deux partis, comme lorsqu’au Moyen-âge s’affrontaient scotistes et thomistes, mais cette fois dans le plus grand secret. La Fraternité s’empresse cependant de rappeler que « sur la vérité, on ne négocie pas : il n’y aura aucun compromis ». Et elle choisit ses représentants selon un critère qui semble être plus celui de la rigidité austère que celui de l’affabilité diplomatique… lesquels théologiens d’Ecône traversent donc les Alpes à plusieurs reprises, pour aider Rome à se convertir. « Nous n’allons pas à Rome pour faire un accord, car il n’y a pas d’accord à faire entre la vérité et l’erreur. Rome doit se convertir. Et lorsqu’elle se sera convertie, alors les obstacles à un accord canonique auront disparu » – Mgr Fellay lui-même n’a jamais pris ses distances par rapports à de telles déclarations, dont les auteurs étaient ceux qu’il avait lui-même choisis pour discuter « respectueusement » avec le Siège apostolique.
Rome cependant cède sur ce calendrier et s’engage dans ces débats théologiques, avec des intentions plus diplomatiques que scientifiques, on le comprend aisément. La conséquence, que tous peuvent désormais constater, est que l’ensemble de la problématique du rite traditionnel et de la Tradition en générale s’est concentrée sur le seul « cas » de la Fraternité saint Pie X, au lieu de consister en une aide concrète pour appuyer canoniquement ceux qui étaient déjà reconnus… afin d’encourager par là-même la Fraternité à faire une démarche similaire. Une telle concentration du problème, au fond, est d’ailleurs moins exigeante pour Rome, qui peut traiter la chose comme s’il ne s’agissait que d’un désaccord avec un groupe de schismatiques turbulents. De cette décision, qui traduit tout un état d’esprit, s’ensuit cependant du point de vue pratique un déséquilibre tout-à-fait insensé, selon lequel la Commission Ecclesia Dei, et avec elle tous ceux qui en dépendent, au lieu d’être renforcée et confirmée dans ses prérogatives et dans son autorité, s’est trouvée réduite à n’être qu’un organe de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, dont toute l’activité semble se limiter à favoriser le succès des entretiens avec saint Pie X, ou plus exactement avec les plus intransigeant de la Fraternité. Comprenne qui pourra, mais le résultat est grotesque : toute la « question traditionnelle » est aujourd’hui suspendue aux caprices de l’aile dure de la Fraternité. Et les évêques ont beau jeu de ne pas se sentir concernés par l’affaire, puisqu’il faut attendre, disent-ils, que Rome règle définitivement cette question. Au point que l’Osservatore Romano, par exemple, ne se prive pas de mettre en doute l’orthodoxie des instituts dépendant d’Ecclesia Dei, jetant sur eux – et sur elle – le discrédit. La situation est donc aujourd’hui liée aux futurs choix de Mgr Fellay, qui, après avoir discrédité la solution pratique, se retrouve ainsi maître de la situation, bloquant en pratique le développement de tous les « traîtres », comme ils disent avec mépris, qui ont fait le choix de s’en remettre à Rome, et qui ont ainsi sombré dans le terrible « péché d’accordisme ».
La situation, finalement, est un peu celle de certaines guerres infâmes, dans lesquels les mercenaires tirent des coups de canons, font sauter des ponts, blessent l’ennemi, puis se retirent sur la montagne en laissant les civils à la merci d’inévitables représailles. La Fraternité saint Pie X tire à hauteur d’homme, depuis les forteresses de sa totale indépendance vis-à-vis de toute autorité ecclésiastique, en particulier des évêques. Et leurs faits d’armes désinvoltes n’ont d’autres conséquences que les représailles envers les instituts Ecclesia Dei, lesquels –à cause du choix qu’ils ont fait – se retrouvent être les uniques vulnérables, pour la plus grande joie des premiers, qui les observent du haut de leurs forteresses. Mais Rome temporise, sans se préoccuper d’aider les siens, et les réponses sont toujours les mêmes : « il faut être patient », « ce n’est pas le moment de donner des garanties canoniques aux Instituts Ecclesia Dei »… l’urgence, pour eux, est ailleurs.
Nous voici donc à l’issue de ces discussions, deux ans plus tard. Il y a eu des échanges, des textes, et des repas parfois presque sympathiques, mais, évidemment, aucune solution. Ni les uns ni les autres ne se sont convertis. Le Saint-Siège voudrait absolument que les textes du Concile soient interprétés en harmonie avec la Tradition, au sens d’une évolution homogène ; les autres soutiennent au contraire que certains passages sont définitivement hérétiques (ou, concèdent-ils, favens haeresim) et qu’il faut donc les exclure du Magistère, et avec eux tout le Concile qui les a adoptés. Ce serait là une condition sine qua non avant tout accord : se contenter d’exprimer des réserves théologiques, en remettant le jugement ultime au Saint-Siège – comme l’a fait le Bon Pasteur – serait une trahison. Les contenus hérétiques seraient nombreux, mais jamais une liste des textes posant problème n’a été exposée de façon définitive. Au fond, même la Fraternité le sait, les textes en question pèchent bien plus par leurs ambiguïtés que par leurs hérésies. Mais pour l’admettre, il faudrait qu’ils acceptent d’être taxés de « libéralisme » par leur propre aile dure, selon le vocabulaire qu’ils ont eux-mêmes mis en place en l’adaptant à la situation.
L’issue des débats n’apporte donc aucun rapprochement : les « Romains » laissent entendre que les théologiens de la Fraternité n’ont pas le niveau pour discuter, et que leur formation néothomiste les a fossilisés aux années 30. L’accusation ne manque sûrement pas de fondement, mais c’est là une façon un peu rapide, trop rapide, pour éviter de devoir affronter les véritables problèmes qui affligent l’Eglise depuis quarante ans. Du côté d’Ecône, on accuse les théologiens romains d’être tellement imprégnés de « nouvelle théologie » que toutes leurs formules, même les plus traditionnelles, ne sont jamais acceptables puisqu’elles peuvent toujours cacher, sous des termes irréprochables, des notions sournoisement modernistes… ce qui les rend d’autant plus dangereuses. Façon malhonnête là encore d’éviter toute véritable confrontation – même si ce jugement contient certainement quelque part de vérité – mais qui leur permet de passer à peu de frais pour des défenseurs sans faille de l’orthodoxie.
On se retrouve donc dans une impasse pour avoir prétendu obtenir une solution « doctrinale », au lieu de se contenter de réclamer des garanties réalistes pour pouvoir sereinement réaliser ce que Mgr Lefebvre – d’une façon bien plus sage et pondérée – avait défini comme « l’expérience de la Tradition ». On a voulu faire plus que nécessaire, on a voulu « convertir Rome ». Et maintenant que Rome ne veut pas se laisser convertir, on se retrouve au seuil d’une rupture, rupture à laquelle on donnera évidemment le nom reluisant de « doctrinale », mais qui ne sera en fait que le résultat d’une grave erreur d’orgueil et d’imprudence.
Le Saint-Siège proposera donc à la Fraternité un ordinariat personnel (ou l’équivalent), pour tenter de sortir de cette impasse. Alors elle devra choisir, et elle n’aura alors que deux alternatives, l’une et l’autre meilleures que la troisième, celle de l’équivoque continue.
Dans le premier cas la Fraternité acceptera le statut canonique qui lui est proposé. Sans renier les justes batailles qu’elle a menées dans le passé, elle devra alors définitivement se séparer d’une certaine mentalité sédévacantiste ou gallicane, et des tendances de « Petite Eglise » qu’elle traîne derrière elle. Elle devra aussi entrer dans un nouvel état d’esprit, dans lequel les évêques diocésains ne doivent pas systématiquement être traités avec mépris, comme s’ils étaient automatiquement des ennemis de l’Eglise seulement parce qu’ils célèbrent la Messe de Paul VI. Malheureusement, les derniers évènements survenus en France et les déclarations déconcertantes de plusieurs supérieurs de la Fraternité laissent penser qu’il est déjà trop tard pour espérer ce changement de ton. Quoiqu’il en soit, cela reviendrait en fin de compte à accepter l’accord pratique, ou « canonique » si l’on préfère, mais dans une situation bien plus problématique qu’hier, à force d’avoir tiré sur la corde dans tous les sens.
Dans le second cas, la Fraternité refusera les propositions du Souverain Pontife, en invoquant une explication idéale : il est impossible de parvenir à un quelconque accord doctrinal sur les textes du Concile. Mais Mgr Fellay devra alors, par devoir de justice et par amour de la vérité, assumer les responsabilités de ses choix et reconnaître qu’un tel accord doctrinal – qu’à l’époque, Rome ne lui avait pas demandé – a échoué, et a rendu à cause de ses propres exigences la situation actuelle bien plus complexe qu’elle n’était il y a quelques années. Un tel choix aurait toutefois un aspect positif, celui d’en finir avec les ambigüités et avec le double langage. Ce serait la position la plus cohérente avec les dernières prises de position à l’intérieur de la Fraternité, qui après l’annonce d’Assise III, de la béatification de Jean-Paul II et les déclarations du Pape sur le préservatif, crient au scandale et affirment que la conversion exigée de Rome ne s’est pas réalisée. Les choses seraient donc, dans ce cas, clarifiées : celui qui voudra rester « romain » saura finalement à quoi s’en tenir, et il ne lui restera qu’à abandonner la Fraternité aux élucubrations sans fin d’un zèle inopportun. Rome dira que la Fraternité a abandonné définitivement l’Eglise, et déjà ces jours-ci on reparle à Rome d’attitude schismatique. Mais se lamenter d’un schisme ne sera pas facile, lorsque de fait n’a jamais été rendue possible, de façon sûre et sereine, l’expérience de la Tradition, puisqu’elle n’a pas même été sérieusement tentée avec les organismes déjà existants. La faiblesse de Rome, c’est vrai, est devenue chronique, au point qu’une norme applicative sur le Motu proprio, qui devait sortir en janvier 2008, fera peut-être finalement son apparition au printemps 2011… mais au même moment, on envisage de pharaoniques projets d’accord avec l’aile dure de la Fraternité, quand on ne parvient pas à défendre ceux qui ont déjà réalisé un tel accord. Lorsqu’on laisse chasser d’un diocèse un institut traditionnel reconnu pour la seule raison qu’un prêtre a osé enseigner un peu de catéchisme à quelques enfants, lorsque le « plan pastoral diocésain » préfère confier une paroisse à un groupe de laïcs plutôt qu’à un prêtre qui porte la soutane « parce qu’il serait assimilé aux lefebvristes », lorsque les groupes stables sont soumis à de continuelles pressions et interrogatoires, qui les obligent à adopter des attitudes qu’ils n’acceptent pas en conscience, afin d’obtenir (ou par peur de perdre) une « concession » toujours instable, tout cela dans le silence général, il est d’autant plus difficile d’expliquer à des parents, à des séminaristes et à des prêtres qu’ils doivent abandonner la position, par certains côtés bien plus confortable et plus facile, représentée par la Fraternité saint Pie X.
C’est à Rome de prendre l’initiative, et de ne plus se laisser imposer sa ligne de conduite par les plans de Mgr Fellay. On ne réclame pas l’impossible, on ne demande que la possibilité de faire sérieusement, tranquillement et librement ce que Mgr Lefebvre appelait « l’expérience de la Tradition ». Que Rome donne au moins cette possibilité à ceux qui veulent le faire, sous l’autorité du Pape ! Celui qui veut combattre pour le bien de l’Eglise est bienvenu : si la Fraternité se sent concernée, tous attendent, pour l’Eglise, son soutien. Mais c’est le Vicaire du Christ, et lui seul, qui a reçu du divin Fondateur les instruments nécessaires pour « sauver l’Eglise » dans la crise qu’elle traverse. Et il n’a pas besoin, pour sauver la « barque qui prend l’eau de toutes parts », de ceux qui se croient indispensables. Même dans notre devoir de respecter avant tout le primat de la vérité, c’est toujours l’Eglise qui nous sauve et ce n’est pas à nous, aussi inflexibles et purs que nous puissions l’être, de « sauver l’Eglise ».