L’école Madiran
publié dans regards sur le monde le 1 août 2013
L’école Madiran
L’appel de Michèle Madiran hier après-midi. Ces trois mots : « Jean est mort. » C’est fini. Elle ne s’y attendait pas, aucun de nous ne s’y attendait. Après une mauvaise chute, il était entré à l’hôpital debout, lucide, droit comme un I, faisant l’admiration des médecins lorsqu’ils ont constaté qu’il avait 13 côtes fracturées ou fêlées. Il se battait depuis des semaines pour écrire, marcher, lire. Pour se relever. C’était un battant. Aucun de nous ne l’a jamais vu diminué. Il n’aurait pas aimé.
Jusqu’à la fin il a écrit, envoyant des SMS, cette drôle d’écriture qu’il appréciait particulièrement et à laquelle il s’était initié avec des trouvailles phonétiques et abrégées qui faisaient mon bonheur. La dernière chose que je garde de lui, c’est son dernier SMS.
Jusqu’à cette année 2013, il galopait, grimpait les escaliers, allait au cinéma, partageait volontiers, après le journal, un Chablis et des huîtres spéciale n°3 qu’il m’avait fait découvrir. Même ses génuflexions à la messe étaient sportives et énergiques. Ce matin au journal, son bureau est vide. Tout est en place. Sa croix, sa tasse à café « I am the boss » offert par quelques plaisantins de la rédaction, son pull qu’il laissait là pour les petits matins frisquets, le courrier à son nom. Et l’ouvrage de Jean-Paul II dont le titre résonne spécialement : « Entrez dans l’espérance ».
Le plus beau métier du monde
C’est dans un bureau semblable à celui-ci, mais à l’étage du dessus, que le boss m’a reçue il y a 27 ans. Le regard bleu comme un ciel grec, transperçant : « Puisque vous voulez devenir journaliste, je vous propose un stage. Quatre-vingt-dix jours, c’est une bonne distance pour savoir si vous nous convenez et si nous vous convenons. » Je ne suis plus jamais partie. Ce jour-là, Madiran m’a donné la chance de ma vie. Il m’a tout appris du plus beau métier du monde. Il a eu l’idée d’une école sur le tas, d’une école de journalisme, de journalisme quotidien qui ne s’apprend pas sur les bancs d’une école, justement. C’est en forgeant qu’on devient forgeron et en écrivant, encore et encore, en rewritant des tonnes de dépêches, en écoutant les « anciens », en allant sur le terrain, dans les meetings, dans les manifs, dans les conférences de presse, en interrogeant, en interviewant des récalcitrants ou des charmants, en tirant des sonnettes, en se faisant raccrocher au nez que l’on devient journaliste à Présent.
Jean Madiran nous a appris à être des réfractaires en utilisant l’incroyable espace de liberté unique qu’est notre quotidien. Des réfractaires aux idéologies et aux institutions qui viennent dénaturer la nation, la vie intellectuelle, la vie culturelle, la vie religieuse. Des réfractaires aux régimes politiques en place. Il a formé notre esprit critique et rebelle. Il nous a redonné la vertu d’insolence. Il était un témoin à charge contre son temps. Et comme il avait coutume de le dire, « les charges sont graves ».
« Quels anges immatériels croyez-vous être ? »
C’était un passionné de politique, il nous a inoculé le virus :
« Quels anges immatériels croyez-vous être si vous méprisez la politique ? » s’énervait-il en engueulant volontiers ceux qui lui répondaient que la politique et donc l’abonnement à Présent ne les intéressaient pas… « C’est la politique qui décide de la liberté et de la tyrannie, du sang versé, de la vie et de la mort du peuple et même, souvent, du sort des âmes. La grande affaire du siècle est politico-religieuse. Politique et religion marchent forcément ensemble. » Jean Madiran a collé au plus près de la grande affaire du siècle.
Pour tous ceux qui l’ont connu, il était tout le contraire d’un austère. Curieux de tout et des choses les plus inattendues, une chanson, un spectacle, une pièce de théâtre, une nouvelle attraction à Disneyland… Il était particulièrement attaché à ce qui faisait l’âme du journal : le souci que l’on prend les uns des autres, les conversations entre deux portes, les plaisanteries, les réunions de rédaction, les chansons, les déjeuners informels où l’on parle de tout et de rien, de poésie, de littérature ou d’amour, mais où les anciens donnent naturellement ce qu’ils savent et où les plus jeunes apprennent sans en avoir l’air. Et il voulait que l’on continue sans lui. Mais sans lui, ce n’est plus ça.
En pensant à lui, j’ai l’image de cette soirée provençale, cette nuit d’été près de Salon-de-Provence, à l’issue de notre tournée de dîners-rencontre qui lui avaient donné une nouvelle jeunesse. Un pull bleu sur les épaules, son esprit, son humour et son charme agissaient, comme toujours. Je me souviens du regard très ému que Michèle et lui ont échangé en entendant « l’Hymne à l’amour » d’Edith Piaf que l’un d’entre nous avait lancé sur son portable. « Si, un jour, la vie t’arrache à moi… ».
CAROLINE PARMENTIER
Article extrait de Présent n° 7908
du Vendredi 2 août 2013