Martini pape. Le rêve devenu réalité
publié dans nouvelles de chrétienté le 16 octobre 2013
Martini pape. Le rêve devenu réalité
SOURCE – Sandro Magister – Chiesa (blog) – 15 octobre 2013
Jésuite, archevêque de Milan et cardinal, il fut, au cours des pontificats de Wojtyla et de Ratzinger, celui de leurs opposants qui faisait le plus autorité et qui était le plus applaudi. Ses fidèles voient aujourd’hui en François l’homme qui a recueilli son héritage. Et qui le met en pratique
ROME, le 15 octobre 2013 – Sept mois après l’élection de Jorge Mario Bergoglio, le début de son pontificat fait l’objet d’interprétations opposées.
ROME, le 15 octobre 2013 – Sept mois après l’élection de Jorge Mario Bergoglio, le début de son pontificat fait l’objet d’interprétations opposées.
Au sein de l’Église, les jugements les plus positifs, à défaut d’être toujours enthousiastes, concernant les premiers actes du pape François proviennent des fidèles du cardinal qui a représenté pendant des années, avec une grande autorité et une large approbation, la plus nette des lignes alternatives aux pontificats de Jean-Paul II et de Benoît XVI.
Ce cardinal, c’est Carlo Maria Martini, jésuite, ancien recteur de l’Institut Biblique Pontifical, archevêque de Milan de 1979 à 2002, mort le 31 août 2012 après avoir laissé ses consignes dans une interview également très critique, publiée immédiatement après sa mort comme son « testament spirituel » :
Celui qui a réalisé cette dernière interview est le jésuite autrichien Georg Sporschill, celui-là même qui, en 2008, avait supervisé la publication du plus représentatif des livres de Martini, également présenté sous forme d’interview, « Conversations nocturnes à Jérusalem » :
Dieu n’est pas catholique. Parole de cardinal (12.11.2008)
Dans les dernières années de sa vie, le cardinal Martini avait accentué ses critiques dans des interviews et dans des livres qu’il écrivait en collaboration avec des catholiques « borderline » comme le père Luigi Verzé et le bioéthicien Ignazio Marino, dans lesquels il exprimait son souhait d’un aggiornamento de l’Église même en ce qui concerne des questions telles que le début et la fin de la vie, le mariage, la sexualité :
> Il “Day after” di Carlo Maria Martini (28.4.2006)
Au conclave de 2005, Martini fut le cardinal symbole de l’opposition – infructueuse – à l’élection de Joseph Ratzinger. Et c’est justement sur Bergoglio que se reportèrent, avec d’autres, les voix de ses partisans.
Huit ans plus tard, au mois de mars 2013, ce sont de nouveau les « martiniens » qui ont voulu que ce même Bergoglio soit élu pape. Mais, cette fois, avec succès.
Et actuellement ils voient, dans les premiers actes du pape François, la réalisation de ce qui, pour Martini, était seulement un « rêve ». Le rêve d’une Église « synodale, pauvre parmi les pauvres, inspirée par l’évangile des béatitudes, levain et grain de sénevé ».
C’est ce qu’écrit et explique, dans la note que l’on peut lire ci-dessous, celui que le cardinal Gianfranco Ravasi a défini à juste titre comme le “plus grand expert de Martini” : Marco Garzonio, une grande figure du laïcat catholique milanais, psychologue et psychothérapeute, éditorialiste du « Corriere della Sera », auteur en 2012 de la plus importante biographie de Martini, mais aussi son chroniqueur et son confident de longue date.
Son œuvre la plus récente est un dialogue, sous forme théâtrale, entre « le cardinal Martini et son âme », qui a été mis en scène au Festival dei Due Mondi, à Spolète, au mois de juillet 2013 et qui est actuellement à l’affiche à Milan et dans d’autres théâtres italiens.
La note de Garzonio est la plus explicite et la plus argumentée des interprétations liant le pontificat du pape Bergoglio à l’héritage du cardinal Martini qui aient été écrites jusqu’à maintenant.
Elle a été publiée dans le « Corriere della Sera » du 11 octobre.
CETTE DETTE DU PAPE ENVERS MARTINI
par Marco Garzonio
Il y a indiscutablement une grande dose de nouveauté dans le pontificat de Jorge Mario Bergoglio. Mais ceux qui n’en voient que cet aspect font du tort au pape et à l’Église. Et ils n’appliquent que des catégories de type politique ou en tout cas commodes, issues d’une culture habituée à faire une distinction entre les « bons » catholiques, ouverts à la modernité, et les catholiques attachés à la tradition, aux rites, au pouvoir.
Les déclarations du pape François rapportées par Eugenio Scalfari doivent être lues comme ayant été formulées par un homme de Dieu qui s’est donné une mission dont il connaît la hardiesse : transformer en un feu crépitant les braises qui couvaient sous une épaisse couche de cendres qui a risqué, y compris à une époque récente, d’étouffer tout souffle vital et ensuite les élans réformateurs. Mais des braises qui étaient encore vives.
Le pape lui-même en a donné quelques exemples. Il a cité à deux reprises Carlo Maria Martini. Et être présent dans une galerie de personnages qui va de François d’Assise à saint Augustin, de saint Paul à saint Ignace, constitue déjà une belle attestation pour ce cardinal disparu il y a un peu plus d’un an.
Le pape François reconnaît publiquement qu’il a une extraordinaire dette de reconnaissance envers celui qui fut archevêque de Milan pendant plus de vingt années très difficiles : pour avoir indiqué aux pontifes alors régnants, Karol Wojtyla et Joseph Ratzinger, le modèle d’une Église « synodale », c’est-à-dire une institution dans laquelle le pape gouverne non pas en monarque absolu, mais sous forme de « service », aidé par des évêques et des cardinaux.
En écoutant ceux-ci et en pouvant compter sur leur apport, le pape devient effectivement le chef de toute l’Église, parce qu’il prend en compte les voix qui viennent des autres continents, les autres besoins, les autres sollicitations, par rapport à ce Vatican replié sur lui-même et sur la gestion.
Et, en tant qu’évêque de Rome, c’est-à-dire sans prétentions à l’hégémonie et au prosélytisme (« une solennelle sottise », affirme Bergoglio), il aplanit la route vers l’œcuménisme et vers le dialogue interreligieux sur lesquels Martini avait centré son épiscopat, ce qui lui a valu à plusieurs reprises le reproche d’être peu enclin, précisément, au prosélytisme.
Lorsque, en 1981, Martini, faisant le bilan de sa première année d’épiscopat et donc celui de ses contacts avec la conférence des évêques d’Italie et avec le Saint-Siège, a commencé à parler d’une « Église synodale », il a dû ranger dans la catégorie des « rêves » son intuition personnelle et la voie de développement qu’il envisageait pour l’Église.
Étant un homme de foi et une personne réaliste, mais également un jésuite prudent, il avait compris que ses argumentations n’étaient pas appréciées par les instances dirigeantes de l’Église. Il présenta ses idées comme un but peut-être lointain, mais il ne resta pas silencieux. Et il paya de sa personne.
Il devait encore parler de « rêve » avec amertume et déception près de vingt ans plus tard, à l’approche du nouveau millénaire, alors que les forces de Wojtyla diminuaient de plus en plus et que croissait le pouvoir de la « cour », comme Bergoglio appelle aujourd’hui l’entourage du souverain pontife. Et là encore il fut incompris par certains, combattu par le plus grand nombre et par ses confrères évêques et cardinaux eux-mêmes, qui étaient réunis pour ce synode de 1999.
Martini y croyait et il ne renonça jamais à son « rêve », que Bergoglio cherche aujourd’hui à faire avancer pour qu’il se transforme en réalité.
Dans l’interview réalisée le 8 août 2012, qui fut publiée dans le « Corriere della Sera » le 1er septembre, lendemain de sa mort, Martini, prenant le ton grave qui convient à un legs testamentaire et à un avertissement prophétique, indiquait également la manière concrète de procéder : que le pape s’entoure de douze évêques et cardinaux s’il veut que la barque de Pierre ne soit pas submergée par des flots internes et par une société qui ne le croit plus, dans la mesure où il est en retard de deux cents ans en ce qui concerne des questions telles que la famille, les jeunes, le rôle de la femme (le pape François a promis de s’exprimer encore à propos de ce dernier sujet).
Jusqu’au dernier moment, Martini a tenu droite la barre du gouvernail. Et afin de donner encore plus de poids et de hauteur à ce qu’il disait, il avait précisé qu’il ne rêvait plus « de » l’Église, mais qu’il priait « pour » l’Église.
Ces prières ont dû être entendues en très haut lieu, étant donné que, il y a six mois, le conclave a choisi Bergoglio et que celui-ci a accepté après une crise presque mystique.
Mais il est certain que, si François reprend ces sujets et qu’il exprime publiquement sa reconnaissance envers celui qui l’a inspiré, c’est parce que Martini n’était pas, en fin de compte, aussi seul et isolé que beaucoup de plumes catholiques ont cherché à le faire croire pendant des années.
En guise de démenti à l’opinion publique officielle, filtrée par les instances dirigeantes du Saint-Siège ou de la conférence des évêques d’Italie et à un certain manichéisme laïc qui ont toujours voulu présenter un Martini « contre » le pape, la doctrine et le magistère, voici que l’on se rend compte qu’un grand fleuve souterrain coulait sous les parvis, les autels, les palais sacrés.
Il s’agit de ces évêques et de ces prêtres, de ces laïcs et de ces dirigeants ou volontaires de mouvements, qui considéraient qu’il n’y avait pas du tout lieu de craindre que l’Église ne perde son pouvoir temporel.
À partir du rassemblement ecclésial organisé à Loreto en 1985 sous la présidence de Martini (et, antérieurement, de celui qui avait eu lieu à Rome en 1976, auquel avaient participé Martini, Giuseppe Lazzati et des jésuites tels que le père Bartolomeo Sorge), beaucoup d’entre eux se reconnurent dans l’image d’une Église qui, en plus d’être synodale, serait pauvre parmi les pauvres, inspirée par l’évangile des béatitudes, levain et grain de sénevé.
Une composante de la hiérarchie s’efforça de s’opposer à cette tendance et, au contraire, de récupérer la gestion directe (« cléricale » comme Bergoglio l’appelle aujourd’hui) du pouvoir et des rapports avec la politique, au moment de la fin du parti de la Démocratie Chrétienne et de la diaspora politique des catholiques, en opposition ouverte avec Martini qui pensait, au contraire, que le fait que les catholiques soient éloignés du pouvoir servirait de « purification ».
C’est de là que repart le pape François, certainement à travers les déclarations qu’il fait aux journaux, mais également à travers ses actes de gouvernement internes (secrétairerie d’état, IOR, groupe des huit cardinaux) et ceux qui sont destinés à la CEI [Conférence des évêques d’Italie]. On s’achemine, en effet, vers l’élection du chef des évêques italiens par les évêques eux-mêmes, avec des majorités et des minorités, avec la légitimation du débat et de points de vue différents, en remplacement des désignations officielles et de la gestion autocratique.
Bien sûr, l’Église s’apprête à être différente, à être celle que François dessine et que l’on entrevoit déjà. Mais si elle doit vraiment être ainsi, la culture laïque devra, elle aussi, faire un peu d’autocritique.
Prenons un exemple. Bergoglio a déclaré à Scalfari : « Je crois en Dieu. Pas en un Dieu catholique, il n’existe pas de Dieu catholique, il existe Dieu ». En 2007, Martini affirmait dans son livre-interview « Conversations nocturnes à Jérusalem » : « On ne peut pas rendre Dieu catholique. Dieu est au-delà des limites et des définitions que nous établissons ». Beaucoup de gens ont déchiré leurs vêtements quand ils ont lu ces propos. Dans le monde catholique certains ont pensé que c’était presque un blasphème. Mais beaucoup de gens ont également sursauté parmi les laïcs. À cause de ce livre, Martini a aussi été l’objet d’attaques provenant du groupe éditorial de l’Espresso, le groupe de Scalfari. Et ce n’était ni la première ni la dernière fois.
Voilà, il faut beaucoup travailler si l’on veut véritablement parvenir à une société et à une politique permettant à chacun d’apporter sa contribution, en fonction de ce qu’il peut et sait. Avec honnêteté et cohérence, en étant disposé à se mettre en discussion.
Alors l’étonnement et l’admiration pour le pape seront authentiques et on l’aidera dans les réformes, en tant qu’évêque de Rome, comme il tient à le rappeler, pasteur de tout un peuple qui marche avec lui.
En le louant de manière excessive, on risque de l’éloigner de ce peuple qui, pour une bonne part, était déjà proche de ses idées et l’attendait. Et de porter préjudice à son œuvre.
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Le quotidien dans lequel a été publiée la note de Marco Garzonio :
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À propos de l’entretien entre le pape François et Eugenio Scalfari auquel se réfère Garzonio :
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Le rassemblement ecclésial de Loreto, en 1985, auquel Garzonio fait référence, avait effectivement été marqué par l’affirmation de la ligne de Martini, qui le présidait, mais également par le désaveu public dont elle avait été l’objet de la part de Jean-Paul II. Et l’équipe qui dirigeait alors la conférence des évêques d’Italie avait été désavouée en même temps que Martini.
Lors de ce rassemblement, le théologien qui fit l’exposé de présentation, exposé qui apportait un plein appui aux thèses de Martini, fut Bruno Forte.
Aujourd’hui Forte est archevêque de Chieti-Vasto et, le 14 octobre, le pape François l’a nommé secrétaire spécial du synode des évêques prévu pour le mois d’octobre 2014, dont le thème sera : « Les défis de la famille dans le contexte de l’évangélisation ».