Scalfari et le piège du dialogue du Pape avec les non-croyants
publié dans regards sur le monde le 20 février 2014
Italie: Scalfari et le piège du dialogue du Pape avec les non-croyants
Le 1er octobre dernier, Eugenio Scalfari, fondateur et éditorialiste du quotidien “la Repubblica”, journaliste et homme politique (ex-Parti socialiste italien), athée militant, « pape » de l’intelligentsia italienne de gauche depuis près de 50 ans, publie à la Une de “la Repubblica” l’entretien à bâtons rompus que lui a accordé le pape François.
Un entretien qui, outre le mode de communication inhabituel pour un souverain pontife, a laissé nombre de chrétiens assez désorientés : il ne fallait pas être grand clerc pour voir que quelques vérités essentielles du catholicisme s’en trouvaient fortement bousculées. Et depuis, la communication embarrassée du Vatican n’ a fait que rajouter à la confusion : l’entretien serait en fait la retranscription d’une conversation privée, qui n’aurait pas été relue par le pape lui-même, mais qui reflète, dans les grandes lignes, sa pensée…
Un mois et demi plus tard, après sa publication dans “L’Osservatore Romano” et dans un ouvrage édité par “la Repubblica”, le Pape, ou son secrétaire, a largement eu le temps de lire ce texte séditieux : il est retiré du site officiel du Vatican, au motif qu’il n’est pas à mettre sur le même plan qu’un document magistériel. Que le texte paru dans “la Repubblica” reflète ou non l’opinion du pape, il ne rentre pas dans la catégorie « Enseignement pontifical », du côté du Vatican, la clarification, bien que très tardive, était indispensable.
Mais comment en est-on arrivé à un tel bug ? Coup de théâtre dans cet imbroglio vaticano-italien, le 21 novembre dernier, devant tout un parterre de correspondants étrangers, Eugenio Scalfari revient longuement sur les conditions de cet entretien, et explique sa méthode journalistique: « je cherche à comprendre la personne interviewée et ensuite je transcris les réponses avec mes propres mots ». On reste sans voix. Il poursuit, « je suis tout à fait disposé à penser que le Pape ne partage pas certains propos que j’ai écrits et que je lui ai attribués, mais il n’en reste pas moins que, écrites par un non-croyant, ces choses sont importantes pour lui, et pour l’action qu’il mène ».
Cette méthode journalistique, il la pratique depuis 49 ans, faisant confiance à sa prodigieuse mémoire – ici, de nonagénaire – : il n’a jamais usé de cette méthode triviale qui consiste, lors d’une interview, à prendre des notes ou enregistrer ce qui se dit. Et n’allez pas imaginer que cette séance publique d’explications ait pu avoir des allures de repentance : le « grand » Scalfari a un ego tellement sur-dimensionné qu’il ne se remet pas une seconde en question, insistant, à n’en plus finir, sur le coup de pouce précieux donné, à travers cette falsification, au dialogue avec les non-croyants. Il aurait voulu piéger le pape qu’il ne s’y serait pas pris autrement… Toujours est-il qu’il jure, à toutes forces, avoir eu, par deux fois, l’aval du secrétaire personnel du pape pour la publication de l’entretien, après en avoir envoyé le texte.
Mais cette fois-ci, qui le croira ? Le 19 février 2014, fort de cette «expérience vaticane», Scalfari nous livre «son» bilan de la première année du pontificat du pape François. Dans un article intitulé La révolution de François contre les mandarins du Vatican, Scalfari rejoue la partition de la lutte des classes version ecclésiastique, dans un style pesant: « Il y a eu toujours des mandarins dans l’Eglise catholique après la trois premiers siècles de l’Eglise patristique. Ils ont certainement eu un rôle historique non négligeable; ils ont évangélisé l’Europe et les Amériques, ils ont continuellement mis à jour, réformé et modernisé l’Institution et son langage, sa façon de se présenter au peuple des fidèles et aux puissances européennes.Ils ont mené des guerres qui n’étaient pas seulement théologiques avec des lances et des épées et des mortiers et des canons et des navires et des chevaliers et des inquisitions et des persécutions. Défaites et victoires et schismes, hérésies et vengeances et intrigues et diplomaties et dogmes et excommunications. Telle fut l’histoire continue de la papauté et de l’Eglise. Une Eglise verticale assez peu apostolique. Vingt-et-un conciles en deux mille ans, beaucoup de sinodes, mais avec peu de pouvoirs. (…) Mais elle ne fut pas seulement cela. Ce fut aussi l’Eglise missionaire, l’Eglise pauvre, l’Eglise martyre, l’Eglise de l’amour et de la miséricorde.Mais le cœur de cette église-là a toujours été tenue en main par l’Institution ».
Reprochant aux « mandarins » de vouloir transformer la révolution François en une simple réforme, Scalfari se fait le porte-parole, bien encombrant, du Pape: « il veut une Eglise missionnaire comme la Compagnie de Jésus l’a voulu et pratiquée, il exhorte les prêtres réguliers et séculiers à comprendre le monde dans lequel ils opèrent et à lui ajuster leur soin d’âmes, mais il les exhorte aussi à se mesurer avec des cultures religieuses différentes, et porte une attention spéciale au dialogue avec les non-croyants et les athées. Et c’est en ce sens que le pape Bergoglio veut transformer l’Église, le rôle des Évêques et des Conférences épiscopales, le rôle du Curie, sans jamais abandonner la doctrine ni déconstruire l’architecture dogmatique, sauf à en interpréter la signification ».
Il n’en reste pas moins que, si le pape souhaite avant tout s’adresser « aux prériphéries existentielles », (il l’a suffisament répété) ses discours, homélies, audiences, angelus… sont souvent des admonestations dignes d’un curé de campagne: quand il nous exhorte à ne pas « bavarder » et médire à la sortie de la messe, à qui s’adresse-t-il donc, sinon au petit noyau des catholiques pratiquants? Quand il reçoit les fiancés catholiques le jour de la Saint-Valentin, un micro-trottoir réalisé après l’audience nous montre des catholiques convaincus de la valeur du mariage «pour toujours». De même quand il rappelle l’impérieuse nécessité de la messe dominicale, de la confession et de la communion fréquentes…
Plus loin, Scalfari se fait historien de l’Eglise, lui niant qu’elle fut celle que Jésus a voulu instituer, une Eglise qui pendant vingt siècles aurait été happée par sa temporalité, dévoreuse de pouvoir. L’Eglise fut « pestiférée, corrompue, pénétrée par ce que Dostoïevski appelle, “l’Esprit de la Terre”, c’est le diable, la corruption, la lutte pour le pouvoir ». Ce qui n’est pas faux, mais comme toujours chez Scalfari, sa lecture marxiste, donc partielle et partiale de l’histoire lui fait la déformer au point de ne plus avoir grand chose à voir avec la réalité.
Le clou de l’article est la démolition en règle de l’action du pape Benoit XVI. Auréolé de l’autorité que lui donne sa rencontre et sa correspondance ave le pape François, Scalfari n’hésite pas à écrire : « Il a vécu les courtes années de son pontificat comme une sorte de Truman show », décrivant le pape Ratzinger comme fuyant et niant la réalité, celle de l’Eglise et celle du monde. Un intellectuel peureux, vivant dans un monde factice, réfugié dans sa tour d’ivoire, entouré d’une cour obséquieuse.La trahison de son majordome aurait été pour Benoit XVI le signal douloureux d’une prise de conscience de son inéfficacité…
Opposant l’un à l’autre dans son panthéon personnel, Scalfari conclut : « cher Pape François, chacun de notre côté nous menons la même bataille »….
Il semblerait que le pape François n’a pas fini de regretter cette interview à “la Repubblica”. (Marie d’Armagnac)