Déclaration du cardinal Francis George
publié dans regards sur le monde le 16 septembre 2014
Le cardinal Francis George dénonce la religion du laïcisme
Un tel franc-parler surprend aujourd’hui de la part d’un prince de l’Eglise.
Plutôt que de vous donner une idée, quelques citations, je vous propose de découvrir le texte in extenso. Il en vaut la peine. Vous verrez que ce que le cardinal George écrit vaut aussi pour la France et pour d’autres pays jadis chrétiens. Il explique notamment que s’engager sur la route du pouvoir, dans la situation actuelle, suppose une forme d’apostasie : l’acceptation des idoles du jour.
Je vous propose ici ma traduction de ce texte. Le titre choisi par le cardinal est détourné de celui du roman de Dickens, A Tale of Two Cities. – J.S.
LE CONTE DE DEUX EGLISES
Il était une fois une Eglise fondée au moment où Dieu est entré dans l’histoire humaine afin de donner à l’humanité un chemin vers le salut éternel et le bonheur avec lui. Le Sauveur envoyé par Dieu, son Fils unique, n’écrivit pas de livre mais fonda une communauté, une Eglise, sur le témoignage et le ministère de douze apôtres. Il envoya à son Eglise le don de l’Esprit Saint, l’esprit d’amour entre le Père et le Fils, l’Esprit de la vérité que Dieu avait révélée sur lui-même et sur l’humanité en faisant irruption dans l’histoire de l’humanité pécheresse.
Cette Eglise, communion hiérarchique, a continué son chemin au cours de l’histoire, vivant parmi différents peuples et cultures mais toujours guidée pour ce qui fait l’essentiel de sa vie et de son enseignement par le Saint Esprit. Elle se disait « catholique » parce qu’elle avait pour raison d’être et pour but de prêcher une foi universelle et une moralité universelle, qui embrassent tous les peuples et toutes les cultures. Cette prétention devait souvent provoquer des conflits avec les classes dominantes de nombreux pays. Au bout de quelque 1.800 ans de son histoire souvent orageuse, cette Eglise s’est retrouvée en tant que tout petit groupe dans un nouveau pays de l’Amérique du Nord-Est qui promettait de respecter toutes les religions parce que cet Etat ne serait pas confessionnel ; il n’allait pas tenter de jouer le rôle d’une religion.
Cette Eglise savait qu’elle était loin d’être socialement acceptable dans ce nouveau pays. L’une des raisons pour lesquelles celui-ci avait été créé était précisément de protester contre la décision du roi d’Angleterre de permettre la célébration publique de la messe catholique sur le sol de l’Empire britannique dans les territoires catholiques du Canada nouvellement conquis. Il avait trahi le serment de son couronnement par lequel il s’était engagé à combattre le catholicisme, défini comme « le plus grand ennemi de l’Amérique », et de protéger le protestantisme, en mettant la religion pure des colonisateurs en danger, leur donnant ainsi le droit moral de se révolter et de rejeter son règne.
Pour autant, bien des catholiques dans les colonies américaines pensaient que leur vie pourrait être meilleure dans ce nouveau pays plutôt que sous un régime dont la classe dominante les avait pénalisés et persécutés depuis la moitié du XVIe siècle. Ils ont pris ce nouveau pays comme le leur et l’ont servi fidèlement. Leur histoire sociale n’a pas manqué de conflits, mais de manière générale l’Etat a gardé sa promesse de protéger toutes les religions et de ne pas s’opposer à leur égard en faux rival, comme une fausse Eglise. Jusqu’à une date récente.
Il y avait toujours eu un élément quasi religieux dans le credo public de ce pays. Il vivait du mythe du progrès humain, qui ne laissait guère de place à la dépendance par rapport à la providence divine. Il tendait à exploiter la religiosité des gens ordinaires en utilisant un langage religieux afin de les coopter jusqu’à les faire adhérer aux objectifs de la classe dominante. Diverses formes d’anti-catholicisme faisaient partie de son ADN social. Il avait encouragé les citoyens à se considérer comme les créateurs de l’histoire mondiale et comme les gérants de la nature, de telle sorte qu’il ne fût plus nécessaire de consulter une source de vérité extérieure à eux-mêmes pour vérifier la bonté de leurs objectifs et de leurs désirs collectifs. Mais il n’avait jamais assumé explicitement les atours d’une religion, ni dicté officiellement à ses citoyens ce qu’ils devaient penser ou quelles « valeurs » ils devaient faire leurs afin de mériter de faire partie de ce pays. Jusqu’à une date récente.
Ces dernières années, la société a revêtu d’approbation sociale et législative toutes sortes de relations sexuelles autrefois qualifiées de « péchés ». Puisque la vision biblique de ce que signifie le fait d’être humain nous dit que toute amitié, tout amour ne peut s’exprimer au travers de relations sexuelles, l’enseignement de l’Eglise sur ces questions est désormais une preuve d’intolérance à l’égard de ce que la loi civile affirme, voire impose. Là où jadis on demandait de vivre et de laisser vivre, on exige maintenant l’approbation. La « classe dominante » – ceux qui façonnent l’opinion dans les domaines de la politique, de l’éducation, de la communication, du divertissement – utilise la loi civile pour imposer à tous sa propre forme de moralité. On nous dit que, même au sein du mariage, il n’y a pas de différence entre hommes et femmes, alors que la nature et nos corps eux-mêmes apportent la preuve évidente qu’hommes et femmes ne sont pas interchangeables à volonté lorsqu’il s’agit de former une famille. Néanmoins, ceux qui ne se conforment pas à la nouvelle religion – nous avertit-on – mettent leur citoyenneté dans la balance.
Lorsqu’une récente affaire d’objection religieuse à l’égard d’une des dispositions de la Health Care Act (NDLR : l’Obamacare) aboutit à un jugement qui allait contre la religion d’Etat, le Huffington Post (le 30 juin 2014) exprima son « inquiétude » quant au fait de pouvoir être « à la fois catholique et bon citoyen ». Et ce n’est pas en écho aux nativistes qui élevèrent la voix contre l’immigration catholique dans les années 1830. Ce n’est pas davantage la voix de ceux qui ont brûlé des couvents et des églises à Boston et à Philadelphie, une dizaine d’années plus tard. Il ne s’agit pas davantage d’une expression du Know-Nothing Party des années 1840 et 1850, ni du Ku Klux Klan qui brûlait des croix devant les églises catholiques du Midwest après la guerre civile. C’est une voix bien plus sophistiquée que celle de l’American Protective Association, dont les membres s’engageaient à ne jamais voter pour un candidat catholique à une charge publique. Il s’agit plutôt de la voix pharisaïque de certains membres de l’Establishment américain aujourd’hui, qui se voient comme des « gens de progrès », des « illuminés ».
Pour beaucoup de catholiques, le résultat inévitable est une crise de la foi. Tout au long de l’histoire, lorsque les catholiques et les autres croyants de la religion révélée ont été contraints de choisir entre être enseignés par Dieu ou instruits par des politiques, des professeurs, des éditorialistes de grands journaux et des artistes du monde du divertissement, nombreux sont ceux qui ont choisi d’aller du côté du manche. Cela permet d’amoindrir une importante tension au cœur de leur vie, même si cela entraîne aussi l’idolâtrie d’un faux dieu. On n’a pas besoin de courage moral pour se conformer au gouvernement et à la pression sociale. Il faut une foi profonde pour « nager à contre-courant », ainsi que le pape François a encouragé les jeunes à le faire lors des JMJ de l’été dernier.
Nager à contre-courant signifie limiter son propre accès aux positions de prestige et de pouvoir au sein de la société. Cela veut dire que ceux qui choisissent de vivre conformément à la foi catholique ne seront pas les bienvenus en tant que candidats politiques aux postes nationaux, qu’ils ne feront pas partie des conseils éditoriaux des grands journaux, qu’ils ne seront pas chez eux dans la plupart des facultés universitaires, qu’ils ne feront pas une belle carrière d’acteurs ou d’artistes. Ni eux, ni leurs enfants, qui seront également suspects. Dans la mesure où toutes les institutions publiques, peu importe qui les possède ou les fait fonctionner, seront agents du gouvernement et conformeront leurs activités aux exigences de la religion officielle, l’exercice de la médecine et du droit deviendra plus difficile pour les catholiques fidèles. Cela signifie déjà dans certains Etats que ceux qui ont des entreprises sont obligés de conformer leur activité à la religion officielle ou payer une amende, de même que les chrétiens et les juifs doivent payer une amende à cause de leur religion dans les pays gouvernés par la charia.
Celui qui lit le conte des deux Eglises, un observateur extérieur, pourrait noter que la loi civile américaine a beaucoup fait pour affaiblir et pour détruire l’unité de base de toute société humaine : la famille. Alors que s’affaiblissent les contraintes internes qu’enseigne toute saine vie familiale, l’Etat aura besoin d’imposer toujours plus de contraintes extérieures sur l’activité de chacun. L’observateur extérieur pourrait également noter qu’inévitablement, l’imposition par la religion officielle à tous les citoyens et même au monde entier de tout ce que ses adeptes désirent, engendre le ressentiment. L’observateur pourrait faire remarquer que le statut social joue un rôle important dans la détermination des principes de la religion d’Etat officielle. Le « mariage des couples de même sexe », pour prendre un exemple actuel, n’est pas une question qui intéresse les pauvres ni ceux qui sont en marge de la société.
Comment ce conte se finit-il ? Nous n’en savons rien. La situation actuelle est évidemment bien plus complexe que celle du scénario d’un conte, et il y a beaucoup d’acteurs et de personnages, y compris au sein de la classe dominante, qui ne veulent pas voir leur cher pays se transformer en fausse église. On aurait tort de perdre espoir, puisqu’il y a tant de gens bons et fidèles.
Les catholiques savent, avec la certitude de la foi, que lorsque le Christ reviendra dans la gloire pour juger les vivants et les morts, l’Eglise, qui sera reconnaissable d’une manière ou d’une autre dans sa forme catholique et apostolique, sera là pour l’accueillir. Il n’y a aucune garantie divine de cette sorte pour quelque pays, culture ou société de quelque époque que ce soit.
+ Cardinal Francis George, OMI.